Note au lecteur : le bleu italique correspond à l'instructeur ; en noir, les autres intervenants.

Se mettre dans les mocassins de l’autre

Un bon fonctionnement du centre émotionnel égale absence de considération interne, présence de la considération externe avec une particularité de la considération externe, celle de se mettre dans la peau de l’autre.
On l’a touché déjà un peu avec la symbiose et plus spécifiquement, lorsqu’on a parlé de penser aux conséquences de nos actions sur les autres.

Je voudrais préciser de quoi on parle, qu’est-ce qu’on appelle les conséquences sur l’autre? Je peux faire quelque chose qui va renvoyer l’autre dans sa croyance de base ou je peux faire quelque chose qui peut le mettre en danger, par exemple, si je plante mal un piquet quelqu’un peut se blesser. Ce sont quand même deux choses très différentes en matière de conséquence.

Je ne parle pas d’anticiper comment l’autre va réagir, par exemple, si ça le renvoie à sa croyance de base, parce qu’on ne peut pas anticiper ça clairement. Et bien sûr, éviter de mettre l’autre en danger.

Donc, on est d’accord, on parle bien des conséquences fonctionnelles de nos actions.

Oui.

Tu dis qu’on ne peut pas anticiper, mais en même temps, parfois tu sais qu’en disant certaines choses, tu vas appuyer sur le bouton de la croyance de base qui va faire que l’autre va exploser.

Ça, on l’évite sauf si on est dans un cadre particulier de travail sur soi ou sur la croyance de base. Mais dans la vie normale, c’est quelque chose à éviter. Donc, avant de travailler sur le sujet de « se mettre dans les mocassins de l’autre », il faut aller plus loin dans « considérer les conséquences de ses actions sur les autres ». Pouvez-vous donner quelques exemples ?

Il y a l’aspect sécurité. Est-ce que ce que je fais peut créer un danger.

Ensuite, il y a le tournevis mal placé.

Oui, d’une manière générale, il y a l’attention à ce que les choses soient faciles pour l’autre. Par exemple, lorsqu’on range des espaces communs comme l’atelier, faire en sorte que les outils soient tous visibles en prenant en compte le fait que chacun a sa logique, qui peut être différente de la mienne. Donc essayer de ranger pour que ce soit le plus accessible pour tous.

Respecter un horaire, sans quoi ça peut perturber le fonctionnement du groupe.

Informer et prévenir si on ne peut pas faire ce qu’on s’est engagé à faire.

Oui, donner un retour au responsable lorsque la tâche a été accomplie.

Déléguer une tâche lorsqu’on se rend compte qu’on ne peut pas la faire.

Je le vois moins.

En fait, si tu ne délègues pas et que tu ne peux pas faire, tu mets l’autre dans la merde. C’est en ce sens-là.

Ah oui, là, d’accord.

Ça va avec la fiabilité. Quand tu as pris la responsabilité pour quelque chose, tu dois le faire ou le déléguer.

S’assurer aussi qu’on a bien compris une consigne pour ne pas faire les choses de travers.

Est-ce que prendre en considération la spécificité de chacun fait aussi partie de ça ? Par exemple pour la cuisine, faire des plats spéciaux si quelqu’un a un régime particulier ?

Si ça a été décidé comme ça avant, oui. Mais pas sans concertation avec la personne. Pas d’office, je dirais.

Oui, ça veut dire que tu ne cherches pas non plus à répondre à tous les caprices des autres. Sinon, tu vas devenir un paillasson sur lequel tout le monde marche.

Il y a aussi le fait de réparer ses erreurs. Par exemple, si j’ai oublié un rendez-vous avec quelqu’un, il faut que je l’appelle pour m’excuser et peut-être que nous planifions un nouveau rendez-vous.

Je dirais que pour ce qui est de penser aux conséquences, c’est un peu tard.

Oui, mais réparer, c’est important, non ?

Ça ne fait pas partie du sujet.

Nous parlons d’anticiper les conséquences de nos actions tandis que tu parles de corriger les effets de ce qu’on a mal fait. C’est différent.

Donc, quand on fait ça systématiquement (de faire attention aux conséquences de ses actions sous toutes les formes évoquées), on peut passer à quelque chose qui va plus loin et qui est plus difficile, c’est de rentrer dans les mocassins de l’autre. Ça veut dire, au niveau émotionnel, de devenir l’autre temporairement ; tu deviens l’autre qui subit les conséquences de tes actes, émotionnellement. Ça veut dire que tu rajoutes l’autre dans l’anticipation de ton action.
Maintenant, entrez dans le jeu. Mettez-vous dans la peau de quelqu’un d’autre avec qui vous avez eu à faire, pour qui vous étiez en service ou à qui vous avez donné des instructions.

Ce matin, j’avais en tête pendant la transmission, ce que A. avait partagé hier, c’est-à-dire qu’elle avait eu du mal avec son alarme qui sonnait pour lui rappeler quelque chose à faire avec de nombreuses activités en parallèle. Je ne sais pas si c’est se mettre à sa place, mais j’ai fait très attention. C’était aussi très agréable.

C’est déjà un peu ça. Normalement, quand tu fais une transmission, on ne parle pas et l’autre regarde seulement comment tu fais. Vous avez fait ça ?

Je lui ai demandé ce qu’elle préférait au début.

Non, ce n’est pas une préférence. La première étape, normalement, c’est que tu fais et qu’elle observe.

Oui, on a fait ça.

Alors, là, son problème ne peut pas arriver. Sauf si ça sonne au milieu et qu’elle doit aller quelque part.

Non, je m’étais assurée qu’elle n’avait pas d’alarme.

Ah très bien ! Ça, ça fait partie de « rentrer dans les mocassins de l’autre ».

Je ne sais pas si j’ai fait les choses différemment, mais je sentais une douceur.

Oui, bien sûr. Ça ne peut pas être autrement. Là, c’est du cœur à cœur, en direct. Et elle a dû le sentir aussi.

C’est vrai que j’étais très détendue. C’était très limpide.

Je suis sûr qu’ici, beaucoup le font très souvent. Focalisez maintenant sur la conscientisation de ça, de le faire tout en sachant que vous le faites, quand vous êtes en train de le faire. Et sentez le cœur aussi. Et on peut généraliser ça ; ça fait partie de la conscience corporelle et on peut le faire comme une seconde nature, quand on est avec l’autre.
À partir de là, une autre dynamique surgit. Comme avec les travaux hier, tailler le pin ou vider la fosse septique, ça se déploie tout seul quasiment. On est là, et « vas-y, passe le tuyau, prends la scie », tac tac tac… C’est presque magique. Ça devient naturel, mais quand on regarde après coup, c’est incroyable de voir comment ça s’est déroulé. On a accepté qu’untel prenne l’initiative. C’est très très fluide.

Pour moi, ce matin, il y avait quelque chose comme ça. J’étais commis (aide à la cuisine) et je sais que vers 11h45, il y a toujours un coup de feu avec de la tension, surtout avec L. Et j’ai vraiment fait attention…

Tu t’es mise dans sa peau ! L. = panique (rires)

Oui, c’est vrai. J’ai vraiment fait en sorte d’écouter ce dont elle avait besoin et de faire en priorité ce qu’elle me demandait. Et on était prêtes à temps. En fait, j’étais vraiment à son service.

Normalement, le rôle du commis, c’est plutôt la vaisselle, mais comme elle était occupée, j’ai repris la vaisselle quand le plat était dans le four. Bref, ça roule.

Et c’est un peu comme ça que ça s’est fait pour la fosse septique. Ce qui était vraiment bien c’est qu’à chaque fois qu’il y avait un truc à faire, il y avait quelqu’un qui le faisait. Et peut-être que c’est hors sujet, mais pour pouvoir arriver à ce qu’on est en train de dire, il faut ne pas avoir de préférence, ni vouloir éviter des trucs. Et là, il n’y avait personne qui voulait éviter la souffrance nécessaire d’aller fouiller ou remuer de la merde, ou ce genre de choses. Il fallait le faire et celui qui était disponible le faisait. C’est comme ça que je l’ai vécu, en tout cas.

C’est vrai que la seule limite qui pourrait se produire, mais qui n’était pas là ce matin, c’est une limite d’aptitude. Si dans un groupe, il n’y a qu’une personne qui sait faire quelque chose, tu es obligé de t’ajuster autour de cette compétence. C’était le cas pour le pin, puisqu’il n’y avait qu’une personne capable de bien manier la tronçonneuse. Mais ce matin, il n’y avait pas cette contrainte et c’était encore plus facile : s’il y a quelque chose à faire, c’est celui qui est disponible qui fait. Point.

Pour couper les branches du pin, on s’est tous réunis autour de M., et on était tous à son service et ça s’est passé de la même façon car on était tous tributaires, en quelque sorte, des compétences de M. avec la tronçonneuse.

Ça s’organise, en fonction du contexte et des compétences.

Tout à fait. Et c’est aussi une validation qu’on peut faire : le travail sur le centre émotionnel porte ses fruits, le centre émotionnel est activé sainement dans le groupe. Ça, c’est très clair. Et on peut rajouter ça aussi dans la transmission des compétences : que celui qui observe, dès la première fois, se mette dans la peau de l’autre pendant qu’il observe.

C’est vrai que là-dessus, j’ai essayé quand j’ai travaillé avec L. Au début, j’ai voulu lui donner une vision globale et je me suis vite rendu compte qu’avec elle, ce n’était pas la bonne approche car elle a besoin d’aller à fond dans les détails

Ça veut dire qu’au début, tu ne t’es pas mis dans sa peau.

Tout au début, non. Puis j’ai écouté et je me suis adapté pour essayer de trouver des activités où elle pouvait aller dans le détail, en commençant par celles qui étaient à la fois les plus utiles et aussi les plus autonomes, c’est-à-dire, indépendantes d’autres tâches.

(À L.) A l’inverse, c’est à toi aussi de te mettre dans sa peau à lui à ce moment-là.

Dans la peau d’un mec qui s’y connaît super bien en Excel ?

Justement, émotionnellement !

Alors je peux te dire que je comprends parfaitement ça. Emotionnellement j’y arrive, mais ensuite, je n’arrive pas à le reproduire. Quand il m’a expliqué la démarche pour transcrire les enregistrements, j’ai tout compris. C’était clair, c’était pédagogue. Mais ensuite, les doigts, je les mets où ? (rires) Tu comprends ?

C’est là qu’il y a une question de compétence.

Bien sûr, tu ne peux pas acquérir son expérience.

C’est comme si je te demandais maintenant de traduire en anglais ce que tu viens de dire. Tu as beau m’entendre le faire tout le temps, ça ne suffira pas.

C’est ce que je veux dire. Il y a une écoute réelle, en dehors de moi…

Mais je dirais que cette écoute ne peut qu’aider.

Ici, c’est le seul endroit où, pour un problème informatique, j’ai trouvé des personnes qui prennent le temps de se mettre à mon niveau. J’ai l’habitude, quand je demande à des copains, qu’ils m’expliquent d’une seule manière. Et si ensuite je ne vais pas assez vite, hop, ils font à ma place. Et ici, c’est le seul endroit où je ne suis pas stressée quand je vous demande quelque chose. C’est vraiment confortable de sentir que vous vous adaptez complètement à notre incompétence. Et en plus, ça me donne envie d’acquérir une compétence. C’est la première fois que je ressens ça, grâce à vous. Ce n’est plus la corvée obligatoire. Et j’ai l’impression que cette manière de transmettre est liée au cœur.

Absolument.

Et c’était très drôle aussi, toutes les deux quand vous avez fait le pain avec elle. C’était comme deux enfants qui découvraient.

Pour moi, c’est un régal ces temps-ci, la transmission en cuisine. Parce que c’est plus qu’observer et faire après. C’est plus pointu. Tu vois comment l’autre fait avec la matière, par exemple la pâte à pain. Et de se mettre dans sa peau. Parce que même les doigts que tu vois, ils ne travaillent pas pareil. L’une fait comme-ci, avec les doigts en haut, l’autre fait comme ça, avec les doigts en bas.
Et je suis vraiment très heureuse, avec A. le progrès en cuisine est énorme ! Avec elle, il n’y avait pas le problème de faire, mais c’était la panique avec le feu et le gaz. Je la sentais qui n’osait pas parce qu’il y avait beaucoup de paramètres. Elle n’osait même pas faire la pâte parce qu’il aurait fallu la mettre ensuite au four (à gaz). Puis, petit à petit… C’est de cette patience donc je parle aussi. Pour l’ordinateur, c’est pareil, je sais que je vais y arriver. C’est une question de temps. Quand la transmission se fait de cette manière, elle t’imprègne et cela a de l’importance au-delà de toi.

Dans cet exemple, tu t’es vraiment mise dans la peau de A. Tu as complètement accepté sa phobie alors que beaucoup de gens l’aurait rejetée en disant « tu n’as qu’à le faire ». Si tu n’es pas dans l’acceptation totale de la situation, tu ne peux pas l’aider dans son propre rythme, et faire « petit à petit ».

C’était drôle. Elle est venue me demander comment on allume un feu au four externe. Alors je lui ai expliqué comment on dispose le papier, le bois. Puis elle m’a demandé : « mais comment vient la flamme ? ». Alors, je lui ai dit : « Avec une allumette » et je lui ai montré. C’était vraiment extraordinaire !

Ben oui, je n’avais jamais vu ça.

Donc on est parti au début de la considération externe, symbiose, absence de considération interne. Puis on a rajouté le fait de prendre en considération les conséquences de nos actions sur les autres. Puis aujourd’hui, on a rajouté « se mettre dans la peau de l’autre, dans les mocassins de l’autre ».
Et le tout, toujours dans la conscience corporelle, bien sûr.