Note au lecteur : le bleu italique correspond à l'instructeur ; en noir, les autres intervenants.

L’essence de l’enseignement

Qu’est-ce que l’enseignement, pour chacun d’entre vous ?

L’enseignement aboutit à l’accueil total de la vie, à l’abandon à la vie. Sur ce chemin, on utilise différents outils, comme l’observation de soi, et la découverte des mécanismes qui nous piègent nous-mêmes. La conscience corporelle est un gros morceau, ainsi que l’accueil de la souffrance utile.

Pour moi, c’est l’apprentissage de l’accueil de la souffrance nécessaire qui se fait en permanence, et aussi pour les toutes petites choses. Par exemple ce matin, quand j’étais en train de ranger les bocaux par taille, j’ai tout enlevé, tout nettoyé : pour moi ça illustre le fait d’aller toujours un peu plus loin sur des tous petits détails de ce genre, très pragmatiques.

Ça rejoint « tout est également important », la symbiose, le fait d’apprécier le couvercle autant que le voisin, de ne plus faire de différence entre les autres, moi et le bout de papier.

Oui, tout à fait.

Moi, je fais du désherbage cérébral. L’amour divin fait pousser ses propres plantes.

Pour moi l’enseignement c’est la pratique constante de l’accueil de tous les types de souffrances nécessaires, des grandes souffrances jusqu’aux petites contrariétés. Mais pour en arriver là, j’ai dû passer par la première étape de la prise de conscience de l’invasion des filtres des idées et des jugements. C’était un poids énorme, et ça m’a souvent accablée, mais ça m’a permis de passer à l’étape actuelle.

Pour moi, c’est vivre ce qu’on a à vivre, au sein d’une fraternité, et puis continuer à le vivre quand on n’est pas ensemble, et s’accompagner mutuellement à la réalisation de soi-même.

Ce qui me vient, c’est la transparence, ou le fait d’être très vivant, mais vide, au sens où il n’y a pas de frontières, pas de limites. Sans limites, pas de résistance, et c’est plus facile d’accueillir. La conscience corporelle va avec cette espèce de vide, de transparence.

Une absence de solidité ?

C’est ça. C’est la dissolution permanente de la cristallisation d’une résistance. Ça ne se produit pas tout le temps, mais c’est testé à chaque instant, dans la pratique et dans le concret, ici ou ailleurs. Mais ici on peut se voir dans le miroir des autres.

J’aime bien l’idée de désherbage cérébral : surveiller en permanence les mauvaises herbes qui poussent. Observer les mécanismes identitaires, ça m’a beaucoup aidée à enlever le doute.

Quand on est dans la conscience corporelle, il y a absence de doute. Les deux sont incompatibles.

Le point important pour moi, c’est cette découverte de la conscience corporelle. Ça passe vraiment par là, je peux repérer facilement une tension inutile qui est due à un jugement, ou à un apitoiement, ou autre chose de ce genre. C’est l’accueil dans la conscience corporelle, pour un mental vaste, mais vaste de vide.

Et comment fais-tu pour vivre dans la société, avec tes enfants, ton mari, tes voisins ? Est-ce que tu te sens en décalage, parfois ?

Non, pas du tout.

Peu importent leurs jugements, leurs a priori ?

Non, mais j’ai la chance d’avoir un environnement où il y a peu de jugement, et du coup je suis vraiment très à l’aise.

Et N. ?

Une chose importante pour moi, c’est la vigilance. Et cette vigilance est hors calcul temporel. Auparavant, j’imaginais qu’il y aurait un événement, avec un avant et un après. Maintenant, il y a simplement la tâche à faire, dans l’instant, et c’est vrai que ça rend les choses plus simples. Par rapport à toutes ces idées d’un éveil qui arrive un jour et qui règle tout, j’ai vu que ça ne fonctionne pas comme ça. La vigilance, c’est à chaque instant, sans idée du futur. Actuellement, j’ai l’impression qu’il y a beaucoup moins ce calcul visant un objectif.

En plus de ce qui a été dit, ce qui est très important pour moi, c’est repérer et dénoncer le mensonge personnel. C’est une base fondamentale pour pouvoir être ouvert au reste.

Ça joue un rôle surtout pour ceux qui peuvent avoir l’idée de quitter l’enseignement. C’est à ce moment-là que ça commence à prendre toute sa valeur.

Pour moi c’est surtout une base de l’engagement avec soi-même.

Bien sûr, c’est une base. Mais si l’engagement, au début, n’est pas à cent pour cent, on peut quand même commencer le travail. Ensuite, il faut régulièrement se remettre en question, surtout quand on rencontre le mensonge personnel. Si on ne le fait pas, il y a un mensonge, deux mensonges, ça se fait très vite, et au troisième, on part.

Oui, et on ne peut rien faire, parce que plus on pointe, plus ça ancre la défense chez l’autre. C’est fondamental, l’engagement à cent pour cent vis-à-vis de soi-même. Avec ça, on accepte la souffrance nécessaire, on accepte tout. Chacun évolue avec sa construction, son éducation, son individualité, mais le point commun, pour moi, c’est l’engagement à cent pour cent et dénoncer le mensonge personnel. J’ai entendu Stephen Jourdain parler de ça, et j’ai trouvé ses mots très forts.

Ce doit être vraiment total : l’engagement doit impliquer de dénoncer le mensonge personnel en permanence. La tentation est peut-être moins forte au début, mais au bout d’un moment, l’identité veut reprendre le dessus par le mensonge personnel, et là il faut vraiment le dénoncer, parce que sinon on efface tout ce qu’on a fait pendant des années !

Je voudrais témoigner, parce que le sujet tombe à pic. Depuis quelques semaines, des pensées me viennent de quitter l’enseignement. Auparavant lorsque ce genre de pensées surgissait, j’arrivais facilement à les écarter, mais actuellement, elles viennent et reviennent, et auraient tendance à se solidifier. Bien sûr, je me dis que ce serait de la folie de faire ça, car je sais que ma vie serait littéralement un enfer, si je n’avais pas eu cet enseignement. Je voulais en parler, parce que même si je n’envisage pas de partir actuellement, je vois ce processus se mettre en place.

D’où est-ce que ça vient ? Tu dois avoir une idée.

C’est vrai qu’il y a par moments un non-accueil de la souffrance nécessaire. Mais surtout j’ai l’impression qu’après avoir fait beaucoup de progrès sur la conscience corporelle, j’ai beaucoup reperdu, comme si j’avais fait deux pas en avant et subitement dix pas en arrière.

Il y a du découragement ?

Oui, c’est exactement ça, du découragement.

Nous devons faire la distinction entre la motivation naturelle et la motivation personnelle. J’ai vu que tu as beaucoup avancé avec la motivation personnelle… mais il faut que ça tombe un jour. Je ne veux pas dire que tous les efforts que tu as faits sont mauvais, car au début c’est indispensable, donc ne les remets pas en question. Mais au bout d’un moment, il faut lâcher ça aussi, et entrer dans une autre dynamique, celle de la motivation naturelle. Il faut lâcher ce côté personnel de la motivation.

Oui, parce que ça correspond à une attente, et ça fait partie du faux. Il faut entrer dans cette souffrance nécessaire de l’acceptation de l’impermanence. C’est comme si tu disais « tout travail mérite salaire » non ! J’en suis là souvent aussi : il y a une espèce de patience à avoir. Ça viendra naturellement, pas par le désir que ça vienne.

Je peux vous dire pour l’avoir vécu, que c’est terrible d’avoir tout mis en œuvre et de constater ça : « il ne me reste rien de tous mes efforts personnels », c’est très dur. Ça fait partie des choses que beaucoup ici devront vivre. Ensuite seulement on peut passer à la prochaine étape, mais il faut être complètement épuisé. Il y a des maîtres, comme Rajnesh par exemple, qui épuisaient les gens jusqu’à ce que vraiment ils n’en puissent plus du tout ! Et tu en es là : tu as fait tout ce que tu pouvais faire de ton côté, et maintenant il faut lâcher, et laisser la vie faire.

Et être patient… Ce n’est pas parce qu’on lâche prise que la vie nous répond immédiatement.

Je peux te dire que j’ai vécu ça pendant quelques années, et je vivais dans un no man’s land. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, je pensais que rien n’avait servi à rien. C’est à ce moment-là que par hasard j’ai rencontré Yvan Amar. Depuis des années, j’avais tout abandonné de ma soi-disant quête spirituelle, tout était épuisé. Et Yvan Amar m’a rallumé, en quelque sorte. Je me souviens encore lui avoir dit : « écoute, j’ai tout essayé, rien n’a marché, je suis allé en Inde, pff… » Il m’a demandé s’il y avait encore une toute petite flamme, là, quelque part. J’ai répondu : « oui, mais vraiment très très petite, très petite. » Il m’a tout simplement dit : « Veille à ce que ça ne s’éteigne pas complètement. » C’est tout. Et ensuite, ça a explosé. Il faut passer par là. C’est un désespoir, plus qu’un désespoir, parfois. C’est un désemparement total, quand on sait qu’on ne peut plus rien faire. Ensuite, il se passe quelque chose. C’est vraiment une étape importante.

À toi S., je dirais de t’accrocher sérieusement à cette sincérité qui t’appartient, c’est vraiment la manifestation de cette petite flamme.

Accueillir… ce n’est même pas la souffrance, c’est au-delà de la souffrance quand on ne peut plus rien faire. On est totalement humble, impuissant.

Il y a une très belle histoire soufie sur ce thème : c’est l’histoire d’une rivière qui arrive dans le désert, et dans le désert elle s’assèche, elle n’arrive pas à le traverser. Alors elle entend le vent qui lui dit : « fais-moi confiance, fais-moi confiance », et peu à peu les gouttes d’eau traversent grâce au vent, et arrivent à la mer.

Accueille ça comme la traversée du désert, ou comme la nuit obscure de l’âme : tu sais que tu ne peux plus rien faire de ton côté. C’est au-delà de toutes les souffrances, et ça en fait partie.

En fait, pour reformuler, ce n’est pas que tu ne peux rien faire, c’est que tu ne peux rien faire de plus. Tu es arrivé à un certain point où tu ne peux plus avancer. Par contre si tu n’entretiens pas la vigilance, tu peux reculer, donc il faut quand même se maintenir là.

Bien sûr, mais quand je l’ai vécu, parfois je ne savais plus si j’étais vraiment vigilant. C’est énorme à vivre de constater que malgré tous les efforts, ça foire tous les jours, quatre, cinq, dix fois !

C’est un passage obligé ?

Je crains que oui.

Ca fait plusieurs années que je me dis « j’ai tellement gagné en confort de vie, que je pourrais m’arrêter. »

Oui, c’est aussi un piège.

Est-ce que c’est ça la motivation personnelle ?

Oui, c’est la motivation de la personnalité, de l’identité, mais qui est nécessaire au début, parce qu’on n’a rien d’autre. On n’a que sa motivation personnelle pour commencer un travail.
Mais attention : quelques expériences spirituelles, la découverte d’une vie plus confortable, ça c’est la carotte qu’on met devant l’âne. J’ai donné l’exemple des joueurs de foot qui ne jouent vraiment bien que quand il fait soleil ; quand il pleut, on les met sur le banc des réservistes.

Pour moi, l’essentiel de l’enseignement, c’est d’apprendre à accueillir la souffrance utile. Ensuite, tout ce qu’on a évoqué participe de ça : on ne peut pas accueillir la souffrance utile si on est dans le mensonge, on ne le peut pas si on n’est pas dans la conscience corporelle. Et c’est essentiel de savoir distinguer entre l’utile et l’inutile. Donc voilà les outils pour acquérir ce savoir-faire qui ultimement permet de vivre la vie telle qu’elle est dans l’instant, de vivre la vie réelle. L’accueil de la souffrance utile, c’est le prérequis, et ensuite c’est Dieu qui décide.

Accueillir les contraintes aussi, ça en fait partie.

Les contraintes, les imprévus, les contrariétés, c’est l’ensemble de tout ça. On a appelé ça « souffrance utile », mais j’en arrive à la conclusion que c’est simplement accepter ce qui est dans l’instant. Accueillir ce qui est dans l’instant, quoi que ce soit.

Et dénoncer la souffrance inutile : c’est nécessaire de ne pas l’accueillir.

C’est pour ça que j’ai fini par conclure que tout le reste est au service de l’acquisition de ce savoir-faire.

C’est ne pas avoir de conditions sur la vie. Je n’ai pas de si, je n’attends rien de spécifique, je n’ai aucun critère pour dire « ça c’est bon, ça ne l’est pas. »

Et bien sûr, la symbiose en découle. Je ne peux plus faire de différence entre la table et moi, si j’accepte tout dans l’instant.

J’ajouterais qu’il faut toujours dire merci à la vie, que ce soit bon ou pas bon, parce que c’est un cadeau. Ce que tu vis en ce moment, S., c’est un cadeau pour toi. Autant c’est un cadeau quand ç’est fluide, autant c’est un cadeau quand rien ne va, et c’est très important de le mettre au même niveau, même si c’est très inconfortable. Constater d’où vient le confort ou l’inconfort : ce n’est pas de l’extérieur, ce n’est pas l’événement qui est important, c’est le vécu intérieur de l’événement. Et même dans les pires moments : « merci ! ». Parfois je m’impatiente : « ça va durer encore longtemps ? » mais « merci ! ».

Tu peux aussi considérer que cet état de platitude, de découragement, c’est l’identité qui est en train de se consumer. Tout est réduit en cendres, il n’y a rien d’autre qui compte à ce moment-là que la mort de l’identité. Ce processus peut absorber toutes tes énergies. Les énergies que tu avais avant, liées aux motivations personnelles, tout est absorbé là-dedans, tout est pris dans ce processus de désintégration de l’identité. Et c’est indispensable de passer par là. Ça peut durer quelques semaines, quelques mois, quelques années, peu importe. De toute façon, quand c’est là, tu n’as pas le choix. En fait, sans savoir comment, ce que tu as voulu se réalise.

Oui, c’est la mort de la motivation de l’identité.

Tu as pris une décision à un moment donné, avec ton être entier : aller au bout de toi-même. Maintenant tu as les conséquences de cette décision-là, alors il s’agit d’assumer. C’est ce qui t’arrive en ce moment.