Tout le monde connaît les octaves qui sont à la base de la plupart des compositions musicales. Selon Gurdjieff, les octaves représentent une loi universelle d’harmonie à condition de bien savoir gérer les demi-tons Mi-Fa et Si-Do (les intervalles) dans les projets que nous réalisons.
Avant de parler des intervalles, il faut parler du Do, du premier Do de l’octave. Le premier Do désigne le début d’une action, quand on se met en route. Qu’est-ce qui est important quand on prépare un projet par exemple ? Ça peut être faire la cuisine ou construire le portail, nettoyer ses chaussures, ou faire son lit…
Est-ce que tu parles du moment où on sait déjà précisément ce qu’on veut faire ?
Oui. On a le projet clairement en tête, mais on ne l’a pas encore commencé.
Je vise surtout ce qui se passe intérieurement, et ce à quoi il faut faire attention avant de commencer.
En ce qui me concerne, ce qui me vient tout de suite quand j’imagine réaliser un projet, ce sont les points de problèmes potentiels.
Ça c’est très bien, c’est quelque chose d’important : savoir qu’il y aura des obstacles à surmonter.
Oui, c’est vraiment évident, je sais à l’avance qu’il va y avoir des obstacles. Mais je ne sais pas forcément où…
Je sais qu’il faut que je commence par chercher, d’une façon théorique, comment je vais résoudre les problèmes potentiels que j’entrevois. Je fais cela avant de démarrer. Et je ne commence à entrer dans l’action que quand je sais comment je vais résoudre les problèmes que j’ai vus, sachant qu’il y en aura d’autres qui surviendront de manière imprévisible.
Avec l’expérience, quand j’entrevois une solution parfois je n’ai pas besoin d’aller jusqu’au bout ; je sais que c’est bon, j’ai une piste et elle va me mener quelque part, donc je peux commencer. Si je vois qu’il y a des problèmes insolubles, dans ce cas je ne commence pas.
Avant toute chose, je fais une vérification de mon impatience naturelle face aux choses à faire. J’ai appris ici à la connaître et je fais une vérification pour l’éliminer. Avant, je n’avais même pas conscience d’être impatiente.
Oui, c’est très judicieux de prendre en compte les limitations personnelles.
Auparavant lorsque je commençais à faire un gâteau, je voulais que ça aille vite et je ne vérifiais pas si j’avais tout ce qu’il fallait. J’ai appris ensuite à vérifier d’avoir tous les ingrédients avant de commencer.
Donc vérifier d’avoir tout ce qui est indispensable pour pouvoir aller jusqu’au deuxième Do. Ce qui est important, dans le premier Do, c’est de viser le deuxième Do, le Do supérieur. L’octave commence avec un Do et finit avec un Do : ça signifie qu’on vise déjà le bout lorsqu’on commence.
Ce qui me vient immédiatement, c’est la vision globale du projet, et aussi comment ça va se dérouler.
Tu vois la mission accomplie.
Oui, et un déroulement possible.
Il manque encore une chose importante : puisqu’on sait qu’il y a des obstacles, c’est la décision d’aller jusqu’au bout. La décision de ne pas dévier, ni au Mi-Fa, ni au Si-Do, de ne pas arrêter avant la fin. C’est quasiment le renouvellement de la décision existentielle d’être parmi nous. J’espère que c’est le cas pour tout le monde ici, pour sa vie. Il s’agit simplement d’appliquer cela dans un domaine particulier, cette volonté d’arriver au bout. Et cela nécessite de se mobiliser, avec force, avec détermination. Il faut être déterminé à tout faire pour arriver au bout.
C’est intéressant, c’est comme si on faisait de chaque action l’ensemble de la vie : un microcosme. C’est le rapport microcosme-macrocosme, comme on trouve partout dans la nature, dans le corps…
Absolument, c’est une métaphore pour la vie entière, pour chaque chose que tu accomplis… ou pas.
Faire la cuisine jusqu’au bout, c’est une métaphore pour toute la vie. À un certain niveau c’est aussi important que toute ta vie. Quand l’action se connecte à ta valeur de base, c’est encore plus clair.
Ensuite, quand le projet a débuté, que nous sommes dans l’action, ça roule jusqu’au moment où ça bloque. Il y a un moment où ça bloque : au Mi-Fa. Pour quelle raison à votre avis? Un outil, un ingrédient, une information qui manque ?
Le plus grand obstacle, c’est soi-même.
Oui, tout à fait. Ça c’est un Mi-Fa.
À ce stade, il peut arriver qu’on arrête tout, puis qu’on commence un nouveau projet jusqu’à ce qu’on arrive encore à un obstacle qui nous arrête. Puis on recommence un troisième projet… oui ! (rires)
Ce sont clairement les mécanismes identitaires qui entrent en jeu.
C’est vrai pour les conjoints, c’est vrai pour les guides…
Oui, c’est ça ! Ça peut être au niveau relationnel.
Et c’est vrai aussi pour les voitures… Le cendrier est plein, on change de voiture !
(Rires)
Alors qu’est-ce qu’il se passe pour celui qui est déterminé à surpasser cet obstacle du Mi-Fa ?
La première chose, en ce qui me concerne, c’est d’accueillir totalement le fait que ça bloque.
Ça veut dire que tu induis un stop en toi ?
Oui, absolument. J’accueille le fait qu’il y a un blocage, et j’attends que quelque chose se cristallise. Ça ne veut pas dire que je ne fais rien, mais d’abord il y a l’accueil du blocage. Et j’attends que de moi surgisse l’action à faire. Le temps pendant lequel je ne sais pas comment sortir de cette situation peut être microscopique, ou parfois ça peut être plus long. Ce que je sais, c’est que quelque chose va venir. À un moment donné, je sais quoi faire. Ça peut être téléphoner à un ami, chercher une information, me renseigner.
Oui, ça nécessite un effort supplémentaire : la linéarité qui coulait de source de Do à Mi est rompue. Cela signifie qu’il faut vraiment à ce moment-là chercher une solution ailleurs, parce que la linéarité s’est arrêtée. C’est à ce stade que peut surgir une idée lumineuse, un élan de créativité ou l’intervention d’une force extérieure comme demander de l’aide à quelqu’un. Il peut se passer beaucoup de choses dans cet intervalle où va émerger une solution créative, avec laquelle je peux ensuite continuer jusqu’au Si-Do.
En tout cas, c’est clair que ça ne marche pas d’essayer de maintenir la linéarité.
Exactement.
Il faut absolument être capable d’arrêter. Sans abandonner bien sûr.
Éventuellement ce stop peut durer plusieurs semaines ou mois dans certains cas. Et là c’est vraiment important de tenir l’objectif.
Oui, le garder en arrière-plan.
Quand tu parles de non-linéarité, pour moi on passe vraiment d’un moment où on était dans du connu plus ou moins maîtrisé, à une rupture qui arrive d’un seul coup : je ne sais plus, je suis dans une zone d’inconnu. Et là il va falloir faire appel peut-être à quelqu’un d’autre, ou sinon c’est peut-être la vie qui m’amène la solution. En tout cas, on n’est plus dans ce qu’on pouvait prévoir avec des balises bien posées et un chemin à peu près tracé.
Et ça nécessite une ressource qu’on n’a pas, sinon on aurait pu continuer.
Oui, une ressource qui vient de l’extérieur.
Pas nécessairement, ça peut être un éclair à l’intérieur.
Ensuite on continue, on revient à une linéarité jusqu’au moment où on arrive au Si-Do, le Si-Do de la fin. Alors qu’est-ce que vous avez pu observer, que se passe-t-il à ce moment-là ?
Il faut mobiliser une force supplémentaire.
C’est ça : mobiliser une force supplémentaire. La continuité, la linéarité est rompue, et c’est essentiel de mobiliser à ce moment-là une force supplémentaire en soi. Là ce n’est pas un éclair ni une ressource externe, mais c’est en soi-même.
C’est quand même plus facile si on a bien intégré le Si-Do dans l’ensemble du projet.
Si on l’accomplit chaque fois, chaque Si-Do devient plus facile, c’est cumulatif. Quand on le fait systématiquement, ça devient naturel, et on ne peut plus ne pas accomplir une octave entière. Ça fait partie de notre nature. On est dans la vie réelle : c’est impossible de ne pas accomplir une octave.
Sauf bien sûr s’il y a des forces qui nous dépassent complètement : on ne peut pas finir le toit parce que la maison s’est écroulée ! Mais pour tout ce qui n’est pas force majeure, on accomplit l’octave et en principe il n’y a pas de question, ça va de soi.
Le mécanisme identitaire qui dans le passé nous a empêché de faire le dernier Si-Do, c’est surtout la flemme personnelle.
Il y a aussi autre chose : parfois on pense que c’est fini alors que ça ne l’est pas.
Là, on est dans le fourvoiement.
C’est presque un basique du Si-Do, d’arriver à croire qu’on a fini alors qu’on n’a pas fini.
Dans le groupe je l’ai observé : le jour du départ, il y a beaucoup plus de ratages au Si-Do que tout le long du séjour, parce que les gens sont déjà dans l’action du départ, c’est-à-dire que leur esprit n’est plus dans l’instant.
Oui ! Mais parce que ça les arrange de ne plus être dans l’instant ! C’est plus facile de se passer du Si-Do. Les Si-Do sont embêtants ! Il faut bien le dire, c’est souvent chiant !
Tu dis que le Si-Do est chiant, je comprends du point de vue identitaire. Mais quand tu le fais, c’est tellement gratifiant !
Qu’en réalité ça ne l’est pas.
Ce n’est pas chiant du tout, ça peut être une souffrance nécessaire. Ce qui arrive finalement, c’est le sentiment du devoir accompli, et on ne peut l’avoir que là.
Pour moi c’est le sentiment de me sentir propre.
Oui, aussi.
Par exemple j’aime beaucoup quand on organise les bals de tango, mais à la fin il faut tout ranger… Il est une heure du matin quand je rentre chez moi, j’ai encore la voiture à vider, mais quand j’ai vraiment fini de tout ranger, waow ! C’est une vraie satisfaction, ce n’est pas l’ego qui récupère, je l’ai fait comme si j’avais été un outil pour le faire. C’est étonnant !
Tout à fait, ça fait partie de l’expression de la valeur de base, c’est très puissant, jouissif… mais de façon positive.
C’est comme si c’était la dernière note qui rend le tout harmonieux.
Exactement ! Le point sur le i.
La chose qui peut encore intervenir à ce stade-là, c’est la procrastination. C’est au Si-Do qu’elle risque le plus de surgir. Il faut vraiment totalement arrêter la procrastination pour avoir la force d’arriver jusqu’au bout.
De cette manière on reste propre, on ne porte pas en permanence le poids inutile des choses non réglées.
Il y a aussi un autre élément pour moi : j’ai beaucoup lutté contre les choses qui venaient perturber le bon déroulement. Ça me contrariait beaucoup. Alors que maintenant, j’accueille les perturbations, et j’ai aussi une confiance totale que ça va se faire, quoi qu’il arrive, ça va se faire.
Ok, si ce n’est pas une excuse pour procrastiner, ou pour ne pas mobiliser la volonté.
Moi ça me permet justement de lâcher les tensions qui voudraient que ça aille tout de suite droit au but.
Oui mais derrière ça, il y a quand même à tenir à la décision, il faut s’en rappeler. Ça rejoint la volonté, la hargne, l’acharnement, la pugnacité.
Parfois il faut vraiment mobiliser ces forces-là pour accomplir le Si-Do. Et il y a la notion de sacrifice aussi. On sacrifie vraiment tout le superflu de soi-même. On sacrifie son confort personnel.
Et puis: la jouissance de la complétude.
C’est vrai que dans la nature il n’y a pas de fausse note.
Oui, c’est une fausse note de ne pas accomplir le Si-Do.
Quand on accomplit régulièrement le Si-Do, ça ne vient plus à l’idée de procrastiner, ça ne vient plus à l’idée de ne pas accomplir l’octave. Ça devient naturel, ça fait partie de la vie réelle. À partir de ce moment-là on vit dans un autre univers. On vit dans deux univers en quelque sorte : dans cet univers de la vie réelle, mais en même temps on vit la vie de tous les jours où les gens procrastinent, n’accomplissent pas les octaves, entre autre. La vie sur cette planète, c’est une vie de funambule…
Je vois clairement que le Mi-Fa et le Si-Do sont des moments où les mécanismes identitaires entrent en jeu. Ils sont plus discrets quand tout roule. Dans le Mi-Fa, c’est plutôt en rapport aux autres : par exemple aller chercher de l’aide, et dans ce cas la considération interne peut être très forte : « je n’ose pas demander » ça peut être par timidité, orgueil… Et dans le Si-Do ce sont plutôt d’autres mécanismes : la procrastination, la paresse.
C’est ça.