parJe pense que le moment est venu pour faire le point sur ce qui t’es arrivé depuis le diagnostic que ton foie est sérieusement malade. Chronologiquement, en mettant l’accent sur ta façon d’avoir accueilli et vécu tout ça, ainsi que les diverses décisions que tu as dû prendre (d’abord pas de greffe, partir en Inde, dire oui à la greffe etc.) mais également sur la veille de l’intervention et le fait d’avoir été confronté à l’éventualité de ne pas y survivre. Et à la fin, tes conclusions sur ta vie actuelle en tant que « survivant ».
Tout a commencé par des œdèmes aux pieds et aux jambes lors d’un déplacement professionnel. Rentré chez moi, j’observe cela d’un œil négligent, pensant que c’est dû à une mauvaise circulation sanguine et que je m’en occuperai un de ces jours. Je ne le vis pas comme une procrastination, car au cours de ma vie j’ai pris l’habitude de laisser le corps s’auto-soigner, et ça a toujours fonctionné, rien de grave ne m’étant jamais arrivé jusqu’alors.
En début d’année suivante, une forte fièvre apparue sans raison évidente me laisse KO, ma femme prend peur et pour ne pas la laisser dans son inquiétude, je finis par aller voir un docteur. Il m’interroge, je lui parle de l’hépatite C qui a été diagnostiquée il y a une vingtaine d’années lors d’un test sanguin, et de suite il établit le bon diagnostic. Il me prescrit une série d’examens et m’invite à reprendre contact avec le praticien qui m’avait soigné il y a une quinzaine d’années. En effet, j’avais suivi avec lui un traitement qui n’avait pas marché, et après quelques années de surveillance, j’avais laissé tomber, car rien de sérieux ne s’était déclaré à l’époque et aucun nouveau traitement n’était sorti. Ce docteur a tout de suite vu la gravité du cas, et il m’a interdit de conduire, car je risquais de faire un coma hépatique au volant provoquant un éventuel accident, et il m’a mis en arrêt maladie. L’autre danger qui menaçait était une hémorragie interne de l’artère hépatique, due à la cirrhose niveau 4 décompensée (le stade terminal d’une cirrhose). J’avais déjà des vaisseaux bouchés et des varices sur les veines et vaisseaux, ils m’ont donc programmé rapidement une intervention pour une ligature des varices œsophagiennes, et en attendant m’ont mis sous diurétiques et bêtabloquants ce qui m’a rendu très mou et très lent.
J’étais donc à ce moment-là confronté à une fin de vie possiblement imminente et cela m’a secoué en profondeur, je l’ai accepté et accueilli, et j’ai vécu avec la conscience que la mort pouvait littéralement frapper d’un instant à l’autre. J’ai fait le point sur ma vie, sur ce qui me restait à faire et à prévoir fonctionnellement pour laisser le moins d’ennuis possible pour ma femme et assurer économiquement les frais. J’ai fait mon testament, trouvé une entreprise pour une crémation pas chère, écrit dans un carnet les coordonnées de toutes les personnes que ma femme devrait contacter pour les démarches administratives et récupérer l’argent auquel elle avait droit après ma mort. J’ai aussi jeté tout ce qui ne servait à rien, mis en ordre mes affaires, les papiers, etc. Beaucoup de superflu est tombé sous le coup de la confrontation avec la fin de vie et il y a eu une réévaluation de ce qui était vraiment important ou pas pour moi. Après cette période (1 à 2 mois), je me suis relaxé et j’ai continué à vivre comme d’habitude. À ce moment-là, j’étais vraiment serein, accueillant ce qui venait jour après jour et faisant ce qu’il y avait à faire sans aucune pollution du centre émotionnel. Je me considérais potentiellement déjà mort, donc je n’avais plus rien à perdre ni à redouter, mon seul souci étant de rester conscient au moment où ça se produirait (si ça devait se produire car je restais dans le « je ne sais pas »). J’acceptais les souffrances physiques quand il y en avait, sans jamais transformer ça en souffrance inutile, ça s’est fait tout seul, simplement en restant en vigilance, dans la conscience corporelle et l’accueil au fur et à mesure. Ma façon de prendre les choses avec philosophie a sans doute contribué à ce que le choc qu’a subi mon entourage soit amorti, car ils savaient que j’étais en sursis et je les ressentais émotionnellement ébranlés.
Il s’ensuit plus d’une année d’examens pour le bilan pré-greffe, avec également plusieurs interventions chirurgicales (plusieurs courtes anesthésies générales en un an et demi), notamment pour enlever un nodule carcinomateux qui était apparu dans le foie. C’était la routine, quoi ! Je faisais ce qu’il y avait à faire sans aucun espoir ni désespoir, sans aucune souffrance inutile ni projection sur l’avenir, débarrassé de toute projection à long ou à moyen terme. Ma vie s’était rétrécie au présent, et pour des raisons fonctionnelles au court terme (responsabilités familiales, agenda, également niveau 1, 2 et 3 du travail). J’étais vraiment impressionné de me rendre compte que la vie débarrassée de toute attente et limitée à la conscience corporelle (+ attention partagée + « Je Suis ») se suffisait à elle-même et était d’une richesse sereine et perceptive autosuffisante, vraiment besoin de rien d’autre. De par le travail que l’on fait, on est tous amenés à vivre ça, mais avec le « coup-de-pouce » de la conscience continuelle de la mort, ça prend une autre ampleur. Et cette conscience permanente de la mort amène à rester centré, aucun mécanisme identitaire ne garde son emprise, il est aussitôt reconnu dès son apparition sur scène, et après un bref tour de piste voyant qu’il fait un bide, il retourne se cacher en coulisse. Pour résumer, une période de « dépouillement » et de vigilance intense.
Le temps passe, les médecins m’ont bien « rafistolé » et le danger de mort imminente s’estompe. En parlant avec mon épouse, j’ai évoqué le projet d’un voyage en Inde que nous avions au début de notre vie commune, sans avoir jamais eu l’occasion d’y aller depuis. J’aurais bien aimé faire ce voyage, mais de ma part c’était un vague souhait, un peu confus, sans désir de le faire à tout prix. Elle me prend au mot, convaincue par ma façon d’en parler que c’est vraiment important pour moi, la semaine suivante tout mon entourage est au courant et participe financièrement, et les billets sont achetés.
À cette époque, le foie étant en phase terminale, il ne jouait plus son rôle de filtre et d’épurateur, et les toxines accumulées ainsi que la toxicité des médicaments avait bien attaqué mon cerveau. J’étais dans un état de confusion pénible à supporter pour mon entourage, je passais parfois en quelques minutes de « peut-être » à « c’est » ou « ce serait super !! » pour finir par « j’ai jamais dit ça ! » ou « t’as rien compris ! », avec toujours une agressivité voire une méchanceté si on me contrariait, très difficile à vivre pour ma femme. Au fur et à mesure que mon cerveau déraillait, j’étais devenu horrible avec elle, la reprenant continuellement sur ses faits, gestes et paroles. D’ailleurs, elle en avait parlé à un des instructeurs de l’enseignement qu’elle suit, lui disant : « J’en peux plus, j’ai l’impression de vivre avec Nisargadatta ». Il lui semblait que je faisais du forcing pour qu’elle passe un cap qu’elle n’était pas encore prête à passer, le vivant pratiquement comme un viol de conscience. Et comme elle était dans la résistance, cela aiguisait ma colère (neurotoxique). Son instructeur lui a expliqué que selon lui j’avais un sentiment d’urgence et que je ne voulais pas mourir sans lui avoir transmis l’essence de quelque chose, mais que tout était déformé et perverti par le poison qui intoxiquait mon cerveau.
Deux mois plus tard, j’ai une entrevue avec le docteur qui m’a suivi en pré-greffe, et je lui fais part de mon souhait d’attendre encore quelques mois pour une greffe, si mon état le permet (je suis inscrit sur la liste et ça peut tomber d’un jour à l’autre). Mais je ne lui dis pas que j’ai décidé à 90% de ne pas faire la greffe (je reviens plus loin sur les 10% qui manquent). Elle me dit qu’il me reste six mois pour me décider, puisque j’aurai sans doute un greffon en début d’année suivante, mais que si mon état est trop dégradé la greffe ne sera plus possible. Je n’ai plus de rendez-vous avant la fin d’année. Une semaine avant le départ en voyage, le téléphone sonne : « II y a un greffon pour vous, préparez-vous pour être à l’hôpital au plus vite ». Après un moment de silence de ma part, la réponse arrive : « Non, je ne viens pas, ce n’était pas prévu si tôt, on m’avait dit que ce serait vers le printemps et je n’ai pas encore pris ma décision ». Je passe sur les détails de la gestion de ma décision avec les équipes soignantes pour imposer mon point de vue sans couper les ponts (les refus de greffon sont extrêmement rares).
Ensuite, nous partons comme prévu six semaines à Bénarès. Notre guest house, avec vue sur les ghats et le Gange, est située juste au-dessus de l’emplacement des feux crématoires qui brûlent les morts jour et nuit sur les ghats. Je suis malade une semaine après mon arrivée et le resterai jusqu’au départ, car je ne me soigne pas (j’ai essayé la médecine ayurvédique mais sans trop de succès). Dans un état presque second, je vis des moments et des rencontres très agréables, ne me préoccupant plus de rien. Je réfléchis à la question de la greffe qui m’attend lorsque je rentrerai en France et je m’intéresse à ces 10 % qui manquent pour valider ma décision de ne pas faire de greffe. Au fond de moi, je sens que ce n’est pas vraiment congruent, et ça rejoint le thème lancé par par notre instructeur et qu’on a abordé récemment : « comment savez-vous que vous êtes en accord avec vous-même ? » (et le contraire). Je passe en revue tout ce qui influe ou a influé sur cette quasi décision, puis je passe en revue ce qui influe ou peut influer sur la décision inverse, puis je laisse venir. Et sans me rappeler exactement le processus, il m’apparaît évident que c’est la décision de faire la greffe qui est juste, je me sens 100% en congruence avec cette décision (et toutes les responsabilités qu’elle entraîne). Je passe sur les détails, mais je la valide pour moi-même, avant d’en informer ma femme au bout d’une semaine ou deux, sûr de moi.
Rentré en France, je vais aux urgences pour une ponction, car j’ai une grosse poussée d’ascite (liquide généré par le foie malade). Puis je pars passer Noël avec ma belle-famille, ma femme et ma fille. Une semaine plus tard, je retourne aux urgences car j’ai une nouvelle grosse poussée d’ascite avec une infection pulmonaire, les médecins me font une ponction et me donnent un traitement. À ce moment-là, ils se sont vraiment inquiétés. De mon côté, ça allait toujours, je me suis simplement remis en mode vigilance mort imminente, sans rien ressentir d’autre qu’une certaine urgence. L’équipe médicale a évalué que je devais être greffé dans les deux semaines, sinon c’était fini. Les antibiotiques et autres soins me remettent finalement à peu près sur pied. Après toute une série d’examens et une autre ponction (mon corps produit cinq à six litres d’ascite tous les 15 jours qu’il faut enlever car mon ventre est extrêmement gonflé et c’est douloureux), ils me renvoient chez moi en me disant de me tenir prêt, car la greffe aura lieu dès qu’un greffon compatible sera disponible. J’y retourne une fois pour une nouvelle ponction, et finalement un matin le téléphone sonne : « Rendez-vous à l’hôpital au plus vite ».
Donc nous voilà partis, un ami nous emmène en voiture, ambiance sérieuse mais détendue avec des moments de rire. Puis ils me quittent, je prends ma douche au savon désinfectant et j’attends que les médecins viennent me chercher. La possibilité que ça se passe mal et que je ne me réveille pas me vient en pensée mais ne me préoccupe pas, ça fait déjà un moment que tout ça est anticipé et l’imminence de la réalité ne change rien, je suis détendu corporellement, pas de pensées particulières. Au cas où, je fais un adieu mental aux personnes que j’ai côtoyées dans ma vie et je reste dans la conscience corporelle. Il y a seulement une énergie un peu tendue, en alerte, venant sans doute du centre instinctif. La seule chose présente à mon esprit est de rester dans la conscience corporelle et la conscience de soi jusqu’au bout.
Ensuite, le réveil est difficile en service de réanimation, j’ai la sensation de m’être pris « un camion dans la figure », attaché de partout sans pouvoir bouger à part le bout des doigts. Bruit des machines qui s’occupent de ma survie, douleurs, cerveau complètement détraqué, massage des jambes en continu par un appareil pour éviter les phlébites et thromboses, une piqûre d’insuline dans le doigt toutes les heures, passages continuels du personnel, je ne parviens pas à dormir pendant deux jours et demi, et je me sens dans un état d’impuissance totale comme je n’ai jamais vécu auparavant. La fatigue et la toxicité dans mon cerveau sont bien avancés, des montées de parano avec impossibilité de maîtriser mon cerveau, il « déconne à plein tube » et je ne peux que subir, des envies de pleurer hormonales me viennent que je maîtrise à peine par une volonté farouche de ne pas succomber à toute cette toxicité. Finalement, j’abandonne tout et j’accueille toute cette souffrance nécessaire. Les médecins qui viennent me voir sont contents, car pour eux tout s’est bien passé, les résultats sont bons et il n’y a aucune complication apparente.
Au bout de quatre jours, on me transfère au service des greffes hépatiques, où je reste dix jours. Chaque geste est très douloureux et le personnel débordé n’a pas le temps de s’occuper de moi. Le cerveau encore plein de toxines, je réagis par de l’agressivité « polie », finalement ils sont content de me voir partir :). Puis je suis transféré en maison de repos, où je récupère un peu, et je retourne à mon domicile au bout d’un mois et demi.
Finalement aujourd’hui tout va bien, mon état de santé a évolué très vite dans le bon sens, encore deux mois et il est possible que je puisse retravailler. La toxicité est partie de mon cerveau et mon mental fonctionne à nouveau normalement, j’ai retrouvé ma lucidité, je n’ai presque plus de douleurs. Mes conclusions sur ma vie actuelle, c’est qu’il me semble que j’ai pris la bonne décision, non pas parce que tout se passe bien (bien que ça renforce un peu ce sentiment), mais surtout parce que j’ai le ressenti que c’est ce qu’il y avait à faire. Je perçois ce temps supplémentaire octroyé par la vie comme un temps à utiliser en conscience pour continuer le travail sur soi, non pas avec un but à atteindre mais plutôt pour rester dans une certaine continuité de ce qui a été entrepris. Ce que je remarque surtout, ce sont les changements que ces dernières années ont amenés : plusieurs notions que nous travaillons dans l’enseignement sont bien mieux intégrées, l’identité et les mécanismes identitaires ont relâché leur emprise. Je suis beaucoup plus ouvert aux autres et la considération externe s’exprime bien davantage. Bien qu’ayant perdu toute appétence pour les mondanités, quand je suis en contact avec d’autres gens je ne ressens plus une certaine tension que je pouvais ressentir et faire ressentir auparavant, les personnes s’en aperçoivent aussi et apprécient mon contact. D’une manière générale, je me vis d’une façon relaxée et je m’adapte à ce qui se passe, en accueillant la souffrance nécessaire quand elle arrive.
Deux mois plus tard…
Une révélation ou prise de conscience vient de me « tomber dessus » sans crier gare, je suis toujours en état d’étonnement avec ce que je vis actuellement ou pour être plus précis de la façon dont je me vis actuellement. Il s’est passé quelque chose, c’est sûr, mais sans que je m’en rende compte et sans intention de ma part.
La prise de conscience elle-même, c’est qu’à un moment donné (que je n’identifie pas ou vaguement), il a dû se passer un surrender total de 100% qui a provoqué un effondrement d’une image mentale « moi », car je ne vois rien d’autre pour expliquer ça. Et en même temps une certitude absolue non conceptuelle que ça ne peut pas être autrement, même 0,1 % de non surrender et la structure mentale ne peut pas s’effondrer.
Je ressens une gratitude infinie, car j’ai conscience que ça n’a rien à voir avec un quelconque mérite de ma part, c’est de la grâce pure si j’ai été mis dans une situation de tout lâcher (on peut toujours arguer intellectuellement, mais intuitivement je le ressens comme de la grâce pure). Je me sens comme un cheval qui pâturait dans le pré et qui, le soir venu, est guidé à son étable par le corridor qui l’empêche d’aller ailleurs, poussé par la baguette du fermier, et qui n’a aucun choix que d’aller là où on le guide.
Je ne ressens d’ailleurs aucun élan d’expliquer ça, le contact avec cette « chose » se suffit largement et le « je ne sais pas » est le plus merveilleux des états, débarrassé de toute prétention de vouloir expliquer autre que de soudaines intuitions venues du néant !
Beaucoup de choses se passent en ce moment et des actes et des décisions s’enchaînent, s’appuyant sur des certitudes absolues. Je ne peux même plus me reconnaître (je ne parle pas de l’image dans le miroir quand je me brosse les dents), sensation d’être devenu un étranger à moi-même et en même temps à nouveau si intimement d’être moi-même…