J’aimerais aborder avec vous le thème de la nuit noire de l’âme. Je ne sais pas s’il s’agit vraiment de ça : pour moi actuellement, j’ai l’impression d’être coupée de la vie, impression de solitude et d’exil, où Dieu semble infiniment loin, et même hors de toute perception. Une sorte de traversée du désert, désert au niveau de l’intuition, désert au niveau des perceptions, désert du cœur qui semble complètement non-existant, pesanteur, sentiment d’être hors-connexion. Je me contente de regarder simplement « le pied qui se pose » en essayant de ne pas projeter sur cette situation, ni en terme de temps ni en terme de préférence, en essayant de m’abstenir de tout commentaire ou mémoire (de la présence, du numineux). Quelle expérience en avez-vous ?
J’en ai souvent fait l’expérience, j’ai connu des années de souffrance. Et j’en suis arrivé à la conclusion que les périodes de nuits noires de l’âme servent à brûler des parts de notre identité. Mon hypothèse est que plus c’est difficile, plus les structures d’identification nécessitant d’être brûlées sont grandes. Je ne sais pas du tout si c’est vrai, mais cela m’a aidé à passer au travers.
J’ai vécu et je vis encore des périodes de nuit noire de l’âme, de façon intermittente, parfois de longues périodes, parfois des petits moments dans la journée. Cela se passe comme tu le décris, et je le ressens a posteriori comme des nettoyages intérieurs. À chaque fois, quand je suis dedans, il y a cette impression d’éternité, c’est à dire l’impression que ça ne s’arrêtera jamais et que ça a toujours été ainsi, comme dans un deuil au fond. Durant ces périodes, il m’arrive aussi de ressentir la « saudade » de façon aiguë, mais pas toujours, ça peut aussi être des périodes de morneté ou de « rien » que je me contente de vivre sans accroche.
Je ne le vois pas comme un nettoyage, mais plutôt comme une préparation du système nerveux à faire face au néant.
En ce qui me concerne j’ai connu la morneté. J’avais autour de moi des personnes pour qui cette nuit noire de l’âme semblait beaucoup plus « spectaculaire », et heureusement que les échanges avec l’instructeur m’ont permis de comprendre de quoi il s’agissait : je n’étais pas en train de « rater » une opportunité ou de ne pas faire mon « travail ».
Je viens de réaliser n’avoir jamais vraiment compris l’importance et la portée de ce qu’on a appelé la morneté ! Le fait que tu le formules de cette manière est assez percutant ! Ça donne une importance incroyable à cette phase. Et à un autre niveau, ça me renvoie aussi à une petite routine à laquelle je me soumets de temps à autres, lorsque j’y pense et que je trouve le courage de le faire : ne pas chercher à combler le vide en faisant quelque chose, mais rester à ne rien faire et l’accueillir, avec tout l’inconfort que cela peut parfois entraîner, comme des petits bouts de morneté qu’on accepterait de vivre consciemment et volontairement.
Je me souviens avoir vécu des moments de morneté, où tout me semblait neutre, sans consistance, une sorte de « no man’s land ». C’était des moments de repos, de répit, annonciateurs de changements, bouleversements, transformation, évolution, renaissance.
J’ai eu moi aussi une période très obscure, qui a duré quelques mois. Je me revois écrasée, dans une solitude d’exclusion, sans vie possible devant moi. À cette époque, je m’étais seulement fixé sur « ce qu’il y avait à faire » dans la journée, ou si cela me paraissait insurmontable, dans la demi-journée ou l’heure à venir (j’avais encore mes deux enfants à la maison, et il y avait des nécessités impératives). C’est un peu comme si ce moment avait coupé ma vie en deux, et bouleversé toute mon organisation antérieure. Maintenant, quand je traverse des moments de « rien », ça n’a plus du tout la même couleur. C’est accueilli comme un des multiples paysages à traverser, comme une expérience passagère.
J’ai eu une longue période de morneté, et en avoir parlé lors d’une réunion m’avait rassurée car on était quelques-uns à l’avoir côtoyée ou à la vivre à ce moment-là. Ça arrive encore parfois : c’est une sensation de « sans consistance » ou plutôt sans élan, je me sens comme un peu morte, froide, séparée, sans repères. Se rappeler de continuer à être au service de la vie dans ces moments-là, et accueillir la morneté. Je la comprends comme une désagrégation de l’identité.
Cette manière d’appréhender cette expérience me parle beaucoup. Un peu différemment, Jean de la Croix dit que l’âme a été éblouie par la lumière, elle est donc aveuglée et semble plongée dans l’obscurité, un peu comme un hibou qui se retrouverait en plein soleil.
Je connais bien la morneté que je ressens comme une traversée du désert. C’est pour moi une combinaison de vide, d’absence de sens, du ressenti de fonctionner comme un robot faisant ce qu’il a à faire avec ici et là une émotion ou une souffrance nécessaire, mais surtout, cette impression qu’être vivant ou mort ne fait pas vraiment de différence. Lors de nos échanges, nous avions parfois fait le parallèle avec les périodes de sevrage que vivent les drogués ou les alcooliques. Pour moi, c’est le sevrage du besoin d’émotion, de reconnaissance, simplement du besoin d’être quelqu’un ! J’ai appris à accueillir ces phases plus ou moins longues et je dois dire qu’aujourd’hui, c’est beaucoup plus neutre et je n’y fais pas très attention. Par contre, je n’avais pas conscientisé que ces phases peuvent aussi être des moments de doute spirituel, des moments où on se sent séparé de Dieu, mais ça me parle.
Voici une citation en lien avec l’enseignement de Gurdjieff : « Peut-être la partie la plus impressionnante des enseignements, en particulier pour ceux qui ont étudié d’autres systèmes, est l’insistance de Gurdjieff sur la nécessité de réaliser et d’expérimenter notre propre néant avant de commencer le processus de devenir « quelque chose ». Dans d’autres écoles cela équivaut à la nuit sombre de l’âme et est considéré comme un stade avancé sur le chemin. Le processus d’être démonté et réduit au néant avant d’être ré-assemblé, moins une accumulation de débris physiques, mentaux et émotionnels, est si pénible que peu de ceux qui ont aiguisé leurs armes spirituelles sur des systèmes moins exigeants ont pu terminer le processus. »
Je trouve que c’est aussi la mort des illusions et des fausses motivations. Derrière il y a le vide. Et c’est à partir de ce vide que quelque chose de spontané, de « vrai » peut se produire… ou pas.
J’ai vécu ça pendant plusieurs mois, c’était comme si la vie n’avait plus aucun goût. Mais quelqu’un qui a perdu le sens du goût a besoin de manger quand même, et j’ai simplement continué à vivre, bien qu’il n’y ait plus de joie et que je n’avais d’intérêt pour rien. Ça pourrait être décrit comme une absence totale de Dieu, où il n’y avait même pas assez d’émotions pour aspirer et prier en vue d’une réunification. J’avais l’impression intime qu’il n’y avait absolument rien que je puisse faire, qu’aucun changement de circonstances intérieures ni même extérieures ne ferait la moindre différence. J’ai simplement accepté mon impuissance, sans éprouver la moindre souffrance inutile tel que l’apitoiement sur soi ou la peur. Ça a fini par disparaître.
Dans mon expérience, j’ai remarqué deux aspects présents dans cette phase :
– « ça » m’arrive, je n’ai aucun contrôle sur « ça », je n’ai aucun « faire » à proposer et j’en suis même réduit à un « laisser faire ».
– comme souligné par d’autres, j’ai l’impression de ne plus avoir d’émotions, comme si je me déshumanisais.
Après coup, j’ai constaté qu’il s’agissait là de deux racines importantes de l’identité :
– le « faire », agir pour essayer de dominer sa vie, la contrôler.
– s’émouvoir, comme pour se sentir vivant, encore plus humain.
C’est vrai, l’émotion est associée à une caractéristique ou une valeur humaine, mais c’est surtout une composante essentielle de l’identité. Actuellement pour moi c’est effectivement très neutre au niveau émotionnel, je n’y avais pas fait attention. Même ce qui concerne la valeur de base semble inexistant, c’est cette platitude qui est très étrange. Un mot pourrait résumer ça : absence.