Note au lecteur : le bleu italique correspond à l'instructeur ; en noir, les autres intervenants.

Les intervalles – 2

On continue avec les intervalles.

Je me demandais si le fait d’avoir en tête la globalité de l’action avant de commencer une activité, pouvait éviter de bloquer sur un Mi-Fa, et permettre d’aller jusqu’au bout.

Le Mi-Fa est inévitable, il ne faut pas chercher à l’éviter.

Quel que soit ce qu’on entreprend ?

Peu importe, on ne peut pas l’éviter. Ça ne veut pas dire de négliger la préparation, mais le Mi-Fa est inévitable.

J’ai observé des Mi-Fa hier et je me suis rendu compte de quelque chose de très intéressant : quand on arrive au Mi-Fa, si on ne le traite pas bien, si on persiste dans la tentative qui ne marche pas, on perd du temps. Et non seulement on perd du temps, mais aussi de l’énergie, jusqu’à peut-être même abandonner le projet. Voici un exemple très concret hier avec S. qui essayait de percer du béton. Excuse–moi de prendre ton exemple, mais pour moi c’était frappant. Donc il a un projet : enlever un morceau de béton dans un trou. Il démarre et au début ça marche bien, il a un outil adéquat. Après un certain temps, l’outil n’est plus adapté, ça ne marche plus, il n’y arrive plus. Combien de temps tu as passé à essayer ?

Plus d’une heure.

On a eu de la chance qu’il n’ait pas ruiné quelque chose. Parce que ça arrive aussi dans les Mi-Fa quand on insiste.

Est-ce que tu t’es arrêté ? On en a parlé ce matin à la réunion. Dans le Mi-Fa, il faut s’arrêter, il faut « faire un stop ».

Je me suis arrêté parce que de toute manière j’étais obligé de m’arrêter. Et j’en ai profité pour expliquer aux personnes autour de moi.

Ce n’est pas ça s’arrêter ! À mon avis, il y a une erreur de compréhension sur « faire un stop ». « Faire un stop », ce n’est pas commencer à expliquer aux autres que tu n’y arrives pas. Un stop, c’est « stop ». Je n’y arrive pas, stop ! Et il y a un blanc, il y a un vide. S’il n’y a pas le vide, ce n’est pas un stop. S’il n’y a pas le vide, il n’y a pas la possibilité qu’une solution arrive. Sans cet arrêt, on reste empêtré dans le problème. Une fois qu’on a fait cet arrêt, on sait si c’est judicieux d’expliquer le problème à d’autres. Et si c’est le cas, en expliquant d’une façon qui va laisser l’opportunité à la personne de trouver une solution. Si on explique sans s’être arrêté, on ne laisse aucune possibilité, on reste dans une sorte de fermeture. En fait, la solution qu’on a fini par trouver a suivi ce cheminement : quand je suis monté, je n’avais aucune idée de comment on allait s’en sortir. Donc on a essayé un peu, on a bidouillé, et je t’ai dit « il faut réfléchir ». Pour moi, ça ne signifie pas qu’il faut réfléchir, mais qu’il faut s’arrêter et laisser venir tout seul. Ne rien faire, ça vient tout seul. Et alors je suis allé voir si par hasard on n’avait pas un autre burin. J’en ai trouvé un à peine plus long mais surtout plus affuté, et du coup ça a marché. La solution était là.

Je comprends parfaitement ce que tu veux dire. Et j’ai l’impression de l’avoir fait parce que, quand j’ai buté sur le problème, je ne me suis pas précipité pour demander de l’aide. Je me suis retrouvé effectivement seul face au problème.

Tu as fait quoi exactement ?

Je regardais précisément l’endroit où ça coinçait, je voyais qu’il n’y avait rien à faire. Ça n’a pas duré longtemps, peut-être 2 ou 3 secondes. J’attendais que quelque chose vienne et ça ne venait pas.

Parfois 3 secondes ça suffit, parfois il faut plus de temps.

D’accord, mais sinon je n’ai pas été dans la dynamique de vouloir trouver la solution, en restant à tout prix dans l’action.

C’est ça. Est-ce qu’à un certain point, tu as eu la sensation de chercher de l’information ?

Ah oui !

Mais comment ? C’est quoi pour toi « chercher de l’information » ?

Après avoir essayé intellectuellement, j’ai essayé de voir intuitivement quelle solution, à laquelle je ne pensais pas de manière évidente, pouvait émerger.

D’accord. Donc ça signifie qu’implicitement, tu as pensé que la solution pouvait venir de toi. Or dans le Mi-Fa, elle ne vient pas de toi, elle vient de l’extérieur. « Chercher de l’information », c’est chercher à l’extérieur.

Chercher la ressource chez quelqu’un d’autre ?

Pas forcément. Moi par exemple je suis allé à l’atelier, je n’ai demandé d’aide à personne. En fait « chercher de l’information », ce n’est pas forcement appeler un ami. Je suis allé dans l’atelier et j’ai demandé à l’atelier qu’il me donne une information. Je ne lui ai pas demandé verbalement bien sûr, mais quelque part c’est quand même ce qui s’est passé : j’ai regardé ce que je voyais dans l’atelier sans idée préconçue, j’ai cherché de l’information dans mon contexte. Ce qui est important, c’est de savoir que dans tous les projets, à un moment donné il y a un blocage, on bute sur un problème.

Oui, c’est obligé ! C’est une loi universelle. Et plus on met l’attention dessus, plus on s’en rend compte. Habituellement, on ne s’en rend pas compte parce qu’on n’est pas attentif, parce qu’on n’observe pas.

Pour moi ce qui est important avec le stop, c’est vraiment de faire un vide. Si on le comble avec toutes sortes d’hypothèses, ce n’est pas un stop, ce n’est pas un vide. Lorsque je fais des sudokus, il y a toujours un moment où ça bloque, alors j’arrête et je fais autre chose. Pour moi, à un certain stade, c’est vraiment couper qui importe, et même ne plus y penser. Lorsque je reprends ma grille, je trouve souvent tout de suite le chiffre qui me manquait, et ensuite j’ai toute la solution qui vient !

Pas obligatoirement, mais ça peut arriver.

Ce qui est frappant dans ce genre d’exemple, c’est que l’évidence vient alors qu’on ne l’attend même pas.

Quand on se met en lutte, quand on s’acharne, on perd la conscience corporelle. Donc, (s’adressant à S.) si tu n’as pas perdu la conscience corporelle, c’est déjà un bon signe que tu ne t’es pas acharné.

J’ai l’impression que le stop, on l’a tous vécu, on le connaît tous.

Oui, on l’a tous vécu, mais il faut en prendre conscience dans l’instant. C’est nécessaire aussi de reconnaître lorsqu’on se trouve à ce stade-là, sinon on peut passer à côté. Oui, on l’a tous vécu, mais ça ne veut pas dire qu’on le mette en pratique à chaque fois.

Ce que je veux dire c’est qu’au fond de nous, il est là naturellement.

Oui.

Surtout quand on ne perd pas la conscience corporelle. Parce que c’est aussi naturel de stopper à ce moment-là, que la conscience corporelle est naturelle. Cela n’a rien d’exceptionnel, c’est quelque chose de naturel, de presque banal.

Je n’avais pas réalisé que le Mi-Fa était obligatoire. Parce que pour moi très souvent, en y repensant depuis qu’on parle des intervalles, le Mi-Fa s’est traduit par « c’est impossible !». Donc je laissais tomber, parce que je pensais que c’était impossible. Maintenant je réalise que j’ai à faire attention à ça, parce que ma tendance était d’arrêter.

Comme la plupart des gens.

Et je n’avais pas l’impression de laisser tomber, mais vraiment que c’était objectivement impossible.

Ça revient au même, puisque tu abandonnes le projet.

Oui, le résultat était d’abandonner.

À ce propos, j’aimerais revenir sur l’importance de la préparation du projet. Hier, par rapport au premier Do, on a parlé de l’importance de viser tout de suite le Do de l’octave supérieure, et on a très peu parlé d’une étape essentielle qui est la préparation, la maturation du projet et la définition de ce qu’on va faire. Et si on part avec une espèce d’utopie, un fantasme, simplement parce qu’on ne prend pas le temps de préparer, il y a un moment où cela devient effectivement impossible de continuer. Ce cas-là peut aussi se produire. Donc c’est très important de définir clairement ce qu’on veut faire et de bien préparer les choses. Si cette étape est propre et claire, le Mi-Fa ne sera pas une vraie impossibilité.

Je pense à l’exemple de L. par rapport au sudoku. J’ai souvent vécu ça aussi, d’arrêter et de trouver la solution en reprenant la grille, mais je n’avais jamais fait le rapprochement avec un Mi-Fa.

Attention, je mets un bémol, j’ai donné cet exemple par rapport au stop. Le Mi-Fa fait partie d’un projet. Dans le cas d’un sudoku, il n’y a pas d’enjeu, on peut poser son bouquin et faire autre chose sans même savoir quand on va le reprendre. Le sudoku, les mots croisés, ça concerne plutôt l’attention, la concentration : quand on se concentre trop, on ne voit plus. Avec cet exemple, je voulais parler du stop, combien c’est essentiel de couper, de lâcher totalement. On ne voit la solution que lorsqu’on lâche vraiment.

Oui, pour moi c’est une bonne illustration du stop. Lorsqu’on lâche complètement, parfois seulement quelques minutes, la solution saute aux yeux et on peut continuer.

A mon avis, dans un projet, il faut lâcher de la même manière. En partant du principe que « tout est également important », un projet n’est d’ailleurs pas plus important qu’un sudoku, du moins au niveau de notre manière de procéder.

Oui, absolument.

C’est pareil pour moi quand je fais la comptabilité de mon association. Il m’arrive d’avoir une différence dans les chiffres même après avoir recompté plusieurs fois. Alors j’arrête tout, et le lendemain en reprenant les calculs, ça me paraît évident, je trouve tout de suite.

Je pense qu’il ne faut pas compter qu’un projet puisse vraiment aboutir sans qu’il y ait des obstacles, il y en a toujours quelque part.

Mais suivant l’enjeu qu’on met dans un projet, un obstacle peut être vécu de façon très différente. Par exemple, quand je faisais des carnets, parfois les morceaux ne s’accordaient pas et je laissais tomber. Après un moment de pause, je reprenais le travail et deux bouts se mettaient ensemble. Mais pour moi, ce n’était pas un projet, c’était quelque chose que je commençais juste par plaisir. Je n’y mettais pas le sérieux que je vais mettre dans un projet.

Mais peu importe, ça joue dans l’un et l’autre cas. Les Mi-Fa, il y en a partout.

Dès qu’on se met en action.

Lorsque j’ai débroussaillé près de la rivière, je ne me souviens pas d’avoir rencontré de Mi-Fa. Il ne me semble pas avoir rencontré d’obstacles, à aucun moment !

Il y a obligatoirement eu un Mi-Fa, à un moment donné. Tu n’as peut-être pas eu l’idée d’abandonner, mais il y a forcément eu un obstacle quelque part : il te manquait un outil ou autre.

C’est trop vieux, je ne m’en souviens pas. Mais j’ai l’impression que ça s’est fait tout seul.

Par la suite on oublie bien sûr. Surtout quand il n’y a pas d’enjeu.

Oui, c’est ça. Quand il n’y a pas d’enjeu, on ne ressent pas le Mi-Fa comme un obstacle.

Oui, ça m’arrive aussi. Je me lance dans une recette, j’ai tous les ingrédients, et tout à coup je laisse tomber un œuf par terre. Il y a tout le temps des petits incidents comme ça qui se passent, mais je ne m’en souviens pas par la suite. Tout l’enjeu est de savoir s’adapter à ces imprévus. Ce qui est très important pour moi, c’est que ça développe énormément l’adaptabilité. Il s’agit de voir comment on arrive à continuer sans s’effondrer, et comment on s’adapte au mouvement de la vie. Pour moi c’est ça : la vie nous apporte des expériences imprévues, et l’important c’est de savoir s’adapter et suivre le mouvement.

Une bonne préparation et une bonne organisation donnent de l’espace et la disponibilité pour s’adapter et intégrer les imprévus de la vie. On sait qu’il y aura des imprévus et des obstacles, et ça ne nous fait pas peur parce qu’on sait s’adapter.

Oui, et c’est important de bien cibler ces choses-là et de comprendre les conséquences que ça peut avoir ensuite dans le quotidien. Le fait de prendre conscience de faire un stop quand c’est nécessaire, ça rend les choses plus faciles quand même. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de coups durs, mais c’est plus facile.

Et par moment, on rentre dans une magie.

Tout à fait !

Où tout se passe comme si on participait à un spectacle déjà écrit.

On ne vit pas en se disant que ça va être magique à chaque fois, attention ! Là on se tromperait totalement ! Mais parfois on reconnaît que c’est magique.

Ne pas résister aux imprévus, ça signifie : les intégrer, les accueillir.

Oui, et ça vient aussi de « tout est également important », c’est très fort cet aspect. Tout ça pour dire que tout ce dont on parle est en lien. Et c’est bien de décortiquer en portant son attention sur une chose puis une autre progressivement. Par contre c’est important ensuite de garder une vue d’ensemble, de ne pas oublier la totalité. Tout est en lien.

On peut aussi rajouter qu’il faut prendre ses responsabilités.

Oui, tout à fait !

Quand on voit comme tout est lié, ça devient magique. On voit aussi que toutes les notions sur lesquelles nous travaillons font partie d’Un. C’est ça que j’appelle la « vraie vie ». Autre chose par rapport au Mi-Fa ?

Oui, j’aimerais ajouter quelque chose. C’est comme si on fonctionnait avec le cerveau gauche, qui est rationnel, jusqu’au Mi-Fa et qu’à ce moment-là, il fallait basculer vers le cerveau droit, le cerveau créatif. Pour moi, c’est ce qui se passe lorsqu’on fait un stop.

Quand je révise un texte, je rencontre souvent le Mi-Fa, ce moment où « ça bloque ». Tout l’art à mon avis est effectivement de faire un stop, mais de savoir aussi rester dans le rythme, ne pas sortir du projet (en perdant du temps, en focalisant trop l’attention sur le problème) et rester immergé dans le texte, de manière globale. Et effectivement, en reprenant plus tard là où je butais, souvent la solution arrive avec beaucoup de simplicité. Un autre aspect qui est essentiel dans ce travail de révision (valable sans doute aussi pour d’autres projets), c’est de se mettre au service du texte, du message : c’est cette écoute qui guide le choix des passages, des mots, de ce qu’on garde ou qu’on écarte. C’est lié à la conscience corporelle, et ça me rappelle ce qui vient d’être dit : tout est en lien. Pour moi, accomplir l’octave ne peut se faire qu’avec cette écoute.