On n’a pas encore parlé de l’injustice, ça fait partie des sujets qu’on peut approfondir ici…
Ça se joue dans la vie de tous les jours, avec toutes les petites injustices qu’on subit et qu’on fait aussi subir aux autres dans notre vie. C’est un sujet qui concerne tout le monde, parce que personne ne peut avoir naturellement une approche adaptée par rapport à l’injustice. Il semble évident qu’on ne devrait pas avoir à subir l’injustice. Mais il y a quelque chose à tirer de ça, pour nous ici qui transformons tout en or.
Avec mon travail en prison, je suis tous les jours confronté à la notion d’injustice.
La plupart des prisonniers clament leur innocence.
Oui, je n’ai rencontré qu’une poignée de gens qui trouvent normal de payer pour ce qu’ils ont fait, et pourtant j’ai côtoyé des milliers de prisonniers. Ils trouvent que c’est injuste, ils en sont convaincus.
Et les enfants la ressentent souvent aussi : « mais c’est pas juste, c’est pas juste ! Lui il a deux balles et moi j’en ai qu’une, c’est pas juste ! ». Probablement que tous les enfants passent à un certain moment par le : « c’est pas juste ! ». L’injustice est un créateur d’identité, un mécanisme identitaire énorme. L’injustice c’est vraiment LE truc pour tout justifier.
Oui, ça justifie la guerre, les crimes, la vengeance…. C’est générateur de tout ce bordel !
C’est une justification pour tout. On se sent victime de la société, de la famille….
Alors maintenant qu’on a cerné le sujet, comment faites-vous pour gérer ça ?
J’ai trouvé ma façon, mais je ne vais pas vous la dire maintenant, parce que je voudrais voir comment vous la traitez quand ça vous arrive.
Un jour je me suis rendu compte de ce mécanisme en moi, et ça m’a bouleversé, ça m’a vraiment choqué de le voir. Et à ce moment-là, j’ai vu que c’était un manque d’humilité de ma part. Maintenant, si je ressens que le sentiment d’injustice monte en moi, je contacte tout de suite le manque d’humilité. En faisant ce travail, je me suis rendu compte qu’à un certain niveau ce n’était pas une injustice, mais que c’était une construction.
Arrête là pour le moment, j’aimerais que les autres creusent. Je crois savoir ce qui vient, mais je préfère qu’on le garde pour la fin. Ce n’est peut-être pas juste, mais… (rires).
Moi, j’ai tendance à avoir comme première impression que c’est une injustice, mais ensuite je me dis que c’est de toute façon quelque chose qui doit m’arriver, un peu comme tous les éléments de la vie, pour éclairer une part de moi qui est encore dans l’ombre. Je le vois comme n’importe quel événement négatif qui m’arrive, qui me tombe sur le coin du bec. Bien sûr cela m’embête sur le coup, mais en même temps je me dis que c’est exactement ce qu’il me faut, là où je suis, pour essayer de déblayer peut-être encore des réactions qui sont dans mes souterrains nauséabonds.
M. je crois que tu dois aussi te sentir particulièrement…
Ah oui je me sens particulièrement visé ! (rires) Pour moi c’est souvent de l’incompréhension au début, mais ensuite je me dis que c’est une opportunité de rentrer tout de suite dans l’humilité…
Mais ça c’est récent, non ?
Oui, avant je restais davantage bloqué sur l’incompréhension et sur la réactivité.
Maintenant ça t’est égal, et tu rentres dans l’humilité, dans l’accueil, dans l’acceptation, dans la pensée que de toute façon tu ne peux rien faire…
Oui, j’essaie d’approfondir davantage dans la vulnérabilité.
A., tu as perdu beaucoup d’argent à un moment donné avec ton partenaire aux USA. Ce n’est pas juste ça ! Comment as-tu traité cette injustice ?
C’est la vie !
Oui, mais est-ce que c’est vraiment la vie ? Est-ce que tu as pu l’accueillir ou c’était un tampon ?
Ça a pris du temps.
Bien sûr ça ne peut pas passer comme ça… ! Donc comment l’as-tu traité ? Qu’est-ce que tu as fait, quel travail à l’intérieur ? C’est le renard qui a gagné, ça t’a ruiné.
Ça m’a fait mal.
Oui, mais comment mal ? Quelles sont les associations mentales par exemple ? « Pourquoi ça m’arrive ? » ou « je suis désavantagé par la vie… ça ne devrait pas exister ce genre de chose ». Pas de révolte en toi?
J’étais plutôt en colère vis-à-vis de cette personne-là. J’ai aussi ressenti mon incapacité à faire quelque chose, à me protéger.
L’impuissance ! Il n’y a pas de secours possible.
Impuissance à faire soi-même, mais aussi à être aidé. Pas d’issue.
J’ai consulté un avocat, mais c’était un peu confus, il était difficile de comprendre ce qu’on pouvait faire. Finalement, c’était très bien qu’on ne puisse pas aller plus loin car le gars est devenu insolvable, donc tous les efforts auraient été inutiles. Et je me suis dit qu’il avait finalement été bien pénalisé !
Il y a eu une certaine jubilation en toi qu’il y ait quand même une certaine justice !(rires) Là c’est vraiment mesquin !
En même temps, j’ai réalisé que je ne pouvais rien faire et que je devais vivre avec. C’est du passé et ça ne vaut pas la peine de continuer à s’occuper du passé. D’autre part, toute cette histoire s’était développée sur une certaine illusion de ma part également.
Oui, il y avait sûrement ça aussi. C’est valable pour tout le monde, on est pointé aussi intérieurement dans son intérêt personnel, ça c’est très intéressant. Encore d’autres exemple ?
Je me rappelle avoir été très touchée par l’injustice quand j’étais gamine, mais j’ai mis beaucoup de temps à trouver les mots et donc à pouvoir exprimer ce que je ressentais, et cela m’a beaucoup isolée. Plus tard quand j’ai commencé à travailler, j’ai découvert les syndicats, mais j’ai toujours refusé d’y entrer car je sentais un truc malsain. J’ai souvent manifesté pour diverses causes, puis petit à petit j’ai cessé. Et par exemple, je comprends les revendications des gilets jaunes, mais je n’ai pas du tout envie d’y aller avec des pancartes. Avec certaines personnes, je parle de ma solidarité avec eux. Je me rappelle que L., il y a quelques années, m’a fait découvrir le sentiment d’impuissance, et maintenant c’est cela qui m’habite. À mon niveau je fais ce que je peux, mais je ne peux pas résoudre tous les problèmes, je n’en ai plus aucune envie. Mais le sentiment d’impuissance est très fort chez moi et c’est une façon d’accueillir l’injustice et de tout remettre à zéro. Je suis tout le temps en contact avec ça : « Le monde est ce qu’il est ! J’y ai peut-être contribué et je prends ma part, mais je ne peux pas prendre celle des autres ». Voilà globalement comment je vois ça.
Est-ce qu’il y a une notion de prise de responsabilité à un moment donné pour toi-même ?
Responsable de ma part, de ce à quoi j’ai contribué comme injustice, mais pas forcément de façon consciente.
Est-ce que quelqu’un s’est senti injustement traité par moi ici, dans le cadre de l’enseignement ?
Je n’ai pas de souvenirs concrets, mais je pense qu’il y a eu des moments dans les premières années où j’ai ressenti de l’injustice. Mais ça a été le début d’une question par rapport à moi-même, parce que j’étais parti du présupposé qu’il n’y avait pas d’intérêt personnel chez toi, et donc si je ressentais cette injustice je regardais en moi. C’était donc plutôt une aide.
Ça peut faire partir des gens et provoquer des revendications par la suite. C’est arrivé chez Gurdjieff régulièrement et dans tous les enseignements : les gens qui s’en vont, partent ensuite souvent en guerre contre l’enseignant.
Oui, mais il y a aussi l’injustice que moi je provoque : si je dis quelque chose d’injuste à quelqu’un pour moi c’est lié, et c’est aussi intéressant quand je m’en rends compte.
On ne peut pas toujours être juste, et notamment dans l’éducation des enfants, c’est impossible.
Mais pour moi il y a deux choses différentes dans l’injustice : il y a le fait de ne pas recevoir la même chose que l’autre et donc il y a un point de comparaison, et je constate que je ne suis pas très sensible à ça. Par contre je ressens beaucoup plus fort l’injustice d’être accusée à tort par exemple, ou à la place de quelqu’un. J’ai vécu un moment d’injustice très fort étant enfant, où j’ai été accusée à tort. J’ai dû payer pour quelque chose que je n’avais pas commis, et ça m’a beaucoup marquée. Il y a encore une réaction actuellement, je le sens quand j’en parle.
Finalement je me rends compte que la première fois que j’ai parlé de l’injustice c’était ça : « accusé à tort ». Ça veut dire une erreur a été commise et je suis pointé… bam ! Ça m’est déjà arrivé et je pense que c’est inévitable.
Je n’ai pas encore entendu le mot « souffrance nécessaire » à ce sujet et ça m’étonne.
Bien sûr, ça va de soi ! On peut spécifier « accusé à tort ou pas », que ce soit réel ou pas réel : à quoi ça me renvoie en moi ?
À la souffrance nécessaire pour moi.
La souffrance nécessaire est le premier geste à mettre en place quand ça arrive : souffrance nécessaire/accueil. Ensuite, j’observe ce que j’ai fait pour me mettre dans cette situation, et là il peut y avoir par exemple de la honte, parce que je me rends compte que j’ai fait une erreur. Mais en général, j’arrive ensuite toujours au même point : à un moment donné il y a une immense compassion pour l’autre personne et pour moi.
Même quand c’est totalement et vraiment injuste, et que tu n’y es pour rien ?
Oui. Et en fait il n’y a plus de séparation du tout. Et ça c’est ce que j’ai découvert, et qui pour moi est le plus extraordinaire dans cette situation et grâce à cet outil. Et c’est à partir de là que je vais me battre s’il le faut, pas avant.
Ça tient debout ce que tu viens de dire, tu as trouvé ta solution et c’est valable pour toi. Mais je ne veux pas que les autres pensent que c’est la seule façon de le traiter. Je ne veux pas généraliser cette manière de faire, car je pense que c’est vraiment à chacun de trouver sa façon. Ne restez pas là-dessus, mais cherchez votre propre manière de traiter ça jusqu’au bout. Moi, je ne fais pas comme lui.
Pour moi, le fil conducteur, c’est l’impuissance. Je me retrouve avec le sentiment d’impuissance et ça me renvoie à une émotion assez forte, à ma naïveté dans la situation. En fait j’y suis pour quelque chose dans cette histoire…
Pas nécessairement. Je sais que tu as vécu des injustices où ce que tu viens de dire ne s’applique pas.
Oui, c’est vrai aussi.
Parce que telle que je te perçois, tu es quand même une « chevalière » qui part directement en contre-attaque quand il y a quelque chose de louche dans la justice. Tu te bats, tu pars en croisade, et ça active quand même chaque fois un peu d’adrénaline.
Oui. Il ne faut tout de même pas baisser les bras.
C’est justement ce que je veux pointer en toi. C’est pareil pour moi, quand il y a des injustices, je me mets en mode « chevalier ». Mais ça correspond à ma manière de faire. C’est pour ça que c’est à chacun de voir en lui-même comment traiter l’injustice.
Mais le mode « chevalier », tu l’enclenches seulement après le processus interne d’aller vers : peut-être que j’ai fait une erreur, la honte…etc.
Oui.
Parce que même dans ce qu’O. décrit, je suis sûr qu’à un moment donné, il va peut-être prendre son épée même s’il y a la compassion.
Oui, et en effet ça se passe après la première phase d’accueil.
Il y a une première phase intérieure, et ensuite il y a une action vers le monde, ou pas…
Probablement que si je suis face à une administration qui est en train de me piquer des sous je vais me battre.
C’est important de préciser, car on pourrait aller tout de suite dans la contre-attaque, sans passer au préalable par le ressenti.
Oui c’est clair, dans ce cas on part dans l’erreur.
Pour moi, il y a une différence entre l’absence d’équité et l’injustice. Il y a longtemps, je me souviens des discussions pour parvenir à établir une participation équitable pour nos séjours, et c’était impossible parce qu’on ne pouvait pas tenir compte de tous les facteurs.
Ça c’était la première évocation de ce sujet. D’office on ne pouvait pas atteindre l’équité.
Et ça n’existe pas, quelque part. C’est ce qui fait qu’il y a beaucoup de combats entre les gens. Ça n’existe pas l’équité ! Dans le monde professionnel par exemple, un commercial qui va manger au resto avec des clients : il travaille ou il prend du bon temps ? C’est très compliqué. D’autre part, il y a l’injustice où je suis blâmé à tort, et là je me rends compte que le travail d’aller vers la honte n’est pas encore acquis pour moi, il faut que je le reprenne à chaque fois.
La honte ou pas, parce que si tu es blâmé et que vraiment tu n’as rien à te reprocher…
Oui, mais il y a quand même ce travail intérieur de « s’ouvrir au doute », que je sois finalement responsable ou non. Pour moi il y a une ouverture et c’est un mouvement vers l’intérieur. Je vais jusqu’au fond de la piscine et là je vois vraiment quelle est la situation, et je me demande : est-ce que j’accueille, je sens le remords, ou bien est-ce que ça repart et je sors mon épée.
Pour nous ici, c’est basique ce que tu dis là. Quand quelqu’un pointe quelque chose, on essaie déjà de se remettre en question. Ensuite effectivement on reconnaît, ou peut-être pas… Ici on peut discuter de ça, on peut témoigner et avoir des échanges, c’est un mode harmonieux de traiter ce genre de question. Sans a priori, sans concept, sans croyance. Mais dans la vie de tous les jours, tu es aussi confronté aux injustices.
Oui, et je ne le gère pas bien.
C’est-à-dire ?
Je réagis trop vite : « non, c’est l’autre qui a tort ! » Peut-être que parfois l’autre a effectivement tort, mais n’empêche que j’ai court-circuité, tu vois ?
Oui, ça je l’ai observé. Il faut vraiment te mettre quelques secondes en recul quand tu reçois une critique ou quand on te renvoie à quelque chose.
Oui.
Et si c’est trop tard, c’est l’opportunité de ressentir la honte d’avoir réagi trop vite.
Oui. Ça peut se faire même après coup, en revoyant la scène : « là j’ai merdé dans ma réponse ».
D’autres témoignages ?
Actuellement j’ai l’impression de ressentir l’injustice plutôt dans une situation globale où moi je me sens très privilégiée, alors que d’autres n’ont pas du tout les outils pour traiter ce qui leur arrive ; c’est là que je sens comme une injustice. Et ça me renvoie à un grand « je ne sais pas, vraiment je ne sais pas ». Comme si ça m’obligeait à changer de plan : je vis sur le plan humain, et puis il y a un autre plan où je ne suis pas et où je ne sais pas.
Oui, ça me renvoie un peu au style de questions qu’on me posait parfois avant, pendant mes conférences : « …mais toute l’injustice dans le monde ? »
Elle me touche souvent.
Oui, mais je ne me sens pas responsable pour ça, toi non plus tu n’es pas responsable, alors adresse-toi au responsable qui a créé la merde sur cette planète. C’est comme ça que je le traite. Je ne me sens absolument pas responsable pour quoi que ce soit qui arrive sur cette planète, ce n’est pas de mon ressort. C’est comme ça que je le cadre depuis des années déjà, et pour moi le problème ne se pose plus. Je constate, mais ça ne me fait plus rien parce que je ne suis pas responsable. Mais je ne suis pas arrivé du jour au lendemain à ces conclusions. Moi aussi je me suis battu, mai 68, etc. L’injustice était le point principal à ce moment-là. Plus tard, je n’ai plus pu adhérer à ça et j’ai été considéré comme un traître parce que je ne participais plus.
Globalement je suis d’accord. Mais c’est quand je rencontre quelqu’un qui subit l’injustice… alors je suis touchée différemment.
Mais c’est pareil ! Là tu émets un jugement. Et pour qui tu te prends à ce moment-là ? Si tu avais vécu en Inde, tu aurais perdu ça tout de suite. En Inde, on perd ça tout de suite ou on est perdu. Ce n’est pas possible de vivre là-bas pendant plus d’une semaine avec cette attitude : tu crèves ! Je peux te dire que tu crèves. Et alors les gens te montrent comment ils font. C’est incroyable la façon dont les Indiens, en règle générale, acceptent leur destin. Même les plus misérables, ils acceptent d’une certaine façon. Et moi je me disais : « mais ça existe, c’est possible d’accepter autant de misère ? » Et souvent tu rencontres quelqu’un qui est malade, dont tu vois les plaies… et il te fait un sourire ! C’est incroyable !
Ah ça m’ouvre une piste…Parce que je cherche depuis tout à l’heure pourquoi je ne ressens pas l’injustice. Quand quelque chose arrive en ma défaveur, je ne ressens pas d’injustice ; simplement ça arrive, ça doit arriver, c’est une tuile qui m’arrive, le destin. Je reprends une image : je me balade en forêt et un ours m’attaque, je ne vais jamais penser que c’est injuste ! La seule chose que je fais, c’est de courir pour lui échapper… Je ne me dis pas « Zut, c’était mon jour de congé… ».
Mais la plupart des gens le font. Ils disent : « punaise, c’était mon jour de congé et il pleut ! »
Et par rapport à l’Inde, je vais vous raconter une histoire qui m’est arrivée. Je marche dans une ville du sud de l’Inde, il est midi, il fait une chaleur écrasante et il n’y a pas un chat. Tout à coup je vois venir au loin un homme qui porte un énorme tonneau ; en m’approchant je vois qu’il a un éléphantiasis à la jambe. Et je me dis que c’est une souffrance énorme, la chaleur, la charge, sa maladie. En tant qu’européen, tout de suite des pensées me viennent : « oh le pauvre type, quelle situation » avec un sentiment de pitié… et on s’approche peu à peu l’un de l’autre, et il me regarde, je le regarde et je lui fais un sourire, un petit sourire d’européen triste. Et lui me fait un sourire ! De ma vie je n’ai jamais vu un sourire comme ça, c’était le bonheur à l’état pur, il rayonnait ! Waow! Ça m’a fêlé en deux. Je l’ai croisé et je me suis mis à chialer, parce que j’ai pris conscience de ma merde intérieure par rapport à sa beauté ! J’ai pleuré, pleuré, incroyable ! Un magnifique cadeau de la vie !
C’est super cette histoire, ça nous met dans une autre dimension, par rapport à ce qu’on pense de notre petite justice. On rentre dans le destin, dans les cycles, la prédestination, dans des questions qu’on ne maîtrise absolument pas. Et plus on est dans cette autre dimension, moins les questions de justice-injustice jouent un rôle. Dans la conscience, on est centré au-delà de la justice, dans le destin, dans ce qui doit arriver. C’est comme ça que je vois les injustices maintenant. Néanmoins quand je rencontre une injustice je me mets en route pour corriger certaines choses.
Bien sûr, ça m’est arrivé avec les impôts : si on me donne une information fausse, je vais évidemment faire quelque chose, mais pour moi c’est d’un autre ordre, c’est hyper fonctionnel. Je ne le sens pas comme une injustice, je le sens comme une erreur. C’est pour ça qu’on n’a pas mis le même sens derrière injustice, moi je m’en fous de ça.
Il y a différentes catégories d’injustices, et ça en est une.
Ok, à ce niveau fonctionnel, je fais mon travail de mon côté et je le traite purement comme quelque chose de fonctionnel, comme un problème à gérer, je le gère, sans émotion sans rien.
Oui, tout à fait.
Il y a plusieurs années, lors d’une rencontre, j’avais posé cette question : est-ce que chaque être humain a ce potentiel en lui de pouvoir aller jusqu’au bout de lui-même ? Et toi tu m’avais répondu non, que ce n’était pas à la portée de tous les êtres humains. Et ça m’avait bouleversée.
Oui je comprends, ce n’est pas juste…
Plutôt que l’injustice, j’ai ressenti une complète impuissance. Et cette affirmation m’a plongée pendant longtemps dans l’acceptation de cette souffrance nécessaire. Parce que ce n’était pas au niveau de la justice que ça se situait, c’était au niveau de l’équité. C’était beaucoup plus fort que l’injustice pour moi.
Donc tu as accepté ma parole dans un premier temps, avant de l’intégrer.
Oui.
À ce propos, Stephen Jourdain a dit « malheureusement j’ai pu observer que la plupart des gens ne sont pas assez talentueux pour arriver à l’éveil ».
Et il y a même Jésus qui dit « Il ne faut pas donner des perles aux cochons ».
Et Gurdjieff : « la plupart de humains meurent comme des chiens »
Oui mais ça c’est difficile à avaler au début quand on se met en route, il y a régulièrement ces questions qui surviennent.
Et en fait ça renvoie à l’acceptation totale, et puis on ne décide de rien.
Ça renvoie aussi à l’instant présent. Actuellement je suis là avec vous. Parler de choses qui se passent ailleurs, c’est déjà une dérive.
On est dans le fantasme.
(s’adressant à C.) Comment est-ce que tu vis l’injustice intérieurement quand cela arrive ?
Je ne me dis pas : « oh c’est si injuste ! ». Soit c’est une erreur que l’autre a faite, soit c’est une erreur de ma part. Je ne vois pas de différence entre l’injustice et une merde qui arrive.
Mais au niveau émotionnel que se passe-t’il ?
Habituellement, quand je suis accusé je me sens très alarmé. Ensuite, si c’est de ma faute, j’essaie de réparer, si cela n’est pas ma faute je vais essayer de me battre ou de m’expliquer.
Est-ce que parfois tu ressens de l’impuissance ? Quand tu es dans une situation où tu ne peux rien faire ?
Oui. Oh oui !
D’accord. Tu dois devenir conscient de ça. Et idéalement, il devrait y avoir un accueil de la souffrance nécessaire. Est-ce que tu as un sentiment de revanche développé en toi ?
C’est très, très, très développé chez moi ! (rires) Un de mes boss au boulot me traitait de façon injuste, et je blaguais souvent en disant que je lui avais sauvé la vie en ne lui mettant pas un coup de poing dans la figure. 🙂
Donc c’est très développé. 🙂
Souvent si quelqu’un fait quelque chose qui peut susciter un sentiment de revanche, je me dis que de toute façon si je voulais, je pourrais lui casser la figure, donc cela suffit à enlever le besoin de revanche.
Et ça marche à tous les coups ? Ou bien il y a eu des situations où tu as dû en venir aux mains ?
Non, je n’en suis jamais venu aux mains.
Et si tu tombes sur un gars plus balèze que toi ?
Oh alors je dis : « Yes Sir ! »(rires)
Est-ce que cela peut être une revanche verbale ?
Non, les rares fois où j’ai crié sur des prisonniers, j’ai regretté parce que je me dis qu’ils ne peuvent rien faire, ils sont obligés de le prendre mais finalement ce n’est pas très juste.
En fait, c’est l’amour de ton prochain qui fait que ça a sauvé beaucoup de vies ! Il doit y avoir beaucoup de prisonniers qui sentent ça, que ton cœur est présent. Donc, peut-on dire que dans ton cas, l’injustice est traitée par ton cœur ?
Oui, absolument.
Je me sens très proche de ce qu’il dit, et ça me fait penser à ce type des impôts dont j’ai parlé. Ça m’a vraiment choqué personnellement, car je me suis rendu compte que plusieurs fois j’ai porté des jugements sur des gens, alors qu’en fait c’est un peu comme ces prisonniers-là, ils ne pouvaient rien faire, ils étaient englués dans leurs mécanismes. En fait ils ne sont pas ça, ils ne le savent pas eux-mêmes, mais moi je le sais. Ça n’empêche pas que je vais tout faire pour redresser la situation, ça n’a rien à voir.
Je pense qu’on a déjà vu pas mal de facettes, c’est un sujet très complexe, très diversifié. Ça serait intéressant de faire le point sur tout ce qui a été dit.
C’est un peu dur de faire un résumé, mais moi ce qui m’a frappé et que j’ai mis en conscience, c’est qu’il y a plusieurs niveaux d’injustice. Et donc plusieurs façons de les traiter. Par contre il y a un point commun, c’est que si cela fait quelque chose en soi, la façon de le traiter est la même : accueil de la souffrance nécessaire. Mais il y a une différence dans la façon de réagir.
Est-ce qu’on peut aussi rajouter que c’est un catalyseur majeur pour se transformer ?
Oui, parce que c’est lié à quelque chose de tellement profond au niveau de l’identité, que c’est directement l’identité qui est en jeu dans ces situations-là.
Ce n’est pas neutre, c’est un peu binaire. Soit ça fait intervenir l’identité, soit ça fait basculer dans autre chose.
C’est ça, moi je dirais digital, mais binaire c’est bien aussi. Ce n’est pas progressif.
Ça me fait penser à ce qu’on avait abordé la dernière fois par rapport à la honte, c’est un peu ce même niveau de carburant. Ce processus, s’il est vraiment fait complètement, permet d’aller assez loin.
Oui, je suis d’accord.
Ça propulse dans le néant d’une certaine façon.
Dans l’inconnu, oui. Et j’ai remarqué dans ma vie que ça a été cela aussi. Ça m’a incité parfois à prendre des décisions importantes sur le déroulement de ma vie.
Est-ce que tu as une anecdote plus concrète à ce sujet ?
Par exemple je me souviens qu’en Allemagne j’avais créé une association pour organiser des séminaires de méditation et de développement personnel… et à un moment donné j’ai été entouré de gens mal intentionnés qui voulaient prendre le pouvoir sur l’association. Comme ce n’était pas possible de le faire légalement, ils ont carrément joué sur des aspects illégaux ; et ça a été la fin de l’association parce que cela a eu de graves répercussions dans l’organisation. Et je l’ai vécu comme une grande injustice, qui a eu des conséquences, puisque ensuite je suis parti en France pour chercher une alternative. J’ai plusieurs exemples comme ça dans ma vie, même sur les petites choses parfois. Je suis un peu comme un chevalier, j’exploite toutes les petites voies possibles pour rendre justice, même si je suis détaché, ça n’a rien à voir. Cela fait peut-être partie de ma valeur de base, ça ne vient pas de l’identité. Je me suis rendu compte que même si souvent au début je suis perdant, quand l’octave est terminé, c’est l’inverse. C’est pour moi miraculeux. Par exemple s’il s’agit de perdre de l’argent, finalement je me sors du problème avec autant, voire plus d’argent. Je ne comprends pas pourquoi, mais ça arrive très souvent. Peut-être que c’est mon destin personnel, mais peut-être peut-on le généraliser ? C’est la question que je me pose : est-ce que c’est mon destin personnel, ou est-ce que lorsqu’on traite l’injustice de façon adéquate, on en sort souvent gagnant, parfois bien plus qu’on aurait pu l’imaginer ?
Moi je l’ai aussi vécu de nombreuses fois, c’est incroyable.
Pour moi c’est incompréhensible, je ne vois pourtant pas de lien cause/effet.
Moi non plus, mais les choses se déroulent de telle façon qu’à la fin on gagne.
Mais est-ce que c’est lié au fait d’être « chevalier » ?
Eh bien regarde les personnes à qui cela arrive, ce sont des « chevaliers ».
Je pense plutôt que c’est au niveau de prendre ses responsabilités.
On ne se laisse pas faire. Mais prendre ses responsabilités jusqu’au bout, je vois mal comment on peut le faire sans être « chevalier », parce que ça implique qu’il faut se battre.
Et après c’est l’intelligence de la vie qui modifie la donne, c’est incroyable.
Il m’est arrivé plusieurs fois d’avoir des injustices administratives. Et j’ai observé qu’avec l’administration française, si on tient le coup autant qu’eux, on gagne si effectivement il y a injustice. Mais il faut tenir.
Oui, et alors on a souvent les bonnes informations au bon moment, c’est miraculeux. Et des événements invraisemblables qui ne devraient pas arriver arrivent.
J’ai plusieurs exemples en tête, que ce soit dans des situations extraordinaires ou même dans des petites choses. Je n’imaginais pas que ça pouvait basculer, j’allais dans le sens du vent, j’acceptais tout, même ce qui était injuste et plus qu’injuste, et même si cela pouvait avoir de grosses conséquences ; je n’avais pas le choix, je suivais.
Mais tu t’es quand même battue, tu as agi en chevalière.
Oui, je ne suis pas restée les bras croisés, malgré le fait que je n’y connaissais rien du tout.
Ça me renvoie à l’action. C’est-à-dire qu’on se met quand même en action.
Oui, il faut mettre un programme actif en route. H. c’est important pour toi, parce que parfois tu ne mets pas assez le méta-programme « actif » en route quand il y a des complications.
D’autres choses par rapport à ça ?
(s’adressant à wb) La première fois que je t’ai rencontré, tu avais raconté une histoire sur la justice divine, tu te souviens ?
Oui, je voudrais finir là-dessus. Tu peux la raconter ?
Je ne me souviens pas bien des détails, mais je vous la raconte dans les grandes lignes :
Il y a trois personnes, un homme riche, un homme de classe moyenne et un homme pauvre. Et ils se disputent sur « qui doit prendre combien de pommes ». Donc ils demandent au sage du village, Nasrudin, de faire le partage. Le sage donne 6 pommes à l’homme riche, 3 pommes à l’homme de classe moyenne et 1 pomme à l’homme pauvre, en disant que c’est la justice divine !
J’ai une autre histoire du même genre : Krishna va faire un tour avec son disciple, ils rencontrent un homme très riche. Krishna lui demande ce qu’il désire et l’homme riche lui répond : je veux du bonheur et de la richesse, et Krishna lui fait apparaître une grande richesse, alors qu’il est déjà très riche. Le disciple observe cela, puis ils repartent ensemble dans la campagne. Ils passent à côté de la maison d’un homme très pauvre qui n’avait qu’une vache, rien d’autre. Le fermier très pauvre était un adorateur de Krishna, et il était honoré de sa visite, empli de gratitude. Krishna en repartant fait un geste et tue la vache du fermier. Le disciple est choqué, et lui demande d’expliquer pourquoi au riche il a donné encore plus d’argent, alors qu’il a enlevé au pauvre cette vache, son seul bien. Krishna répond : « il n’y avait plus que la vache entre le fermier et moi ».
« Regarde ce Hoça ! Allah récompense l’oiseau matinal. Hier soir, je rentrais chez moi fatigué, les yeux baissés sur la route vide et je vous promets qu’il n’y avait rien dans la poussière. Mais mon lever tôt a été pleinement récompensé ce matin. J’ai été payé avec cette véritable pièce brillante. Pendant ce temps, les couche-tard, comme vous, ne trouvent rien. Il y a une certaine justice dans le monde. »
« Tu es stupide » répondit Nasrudin, « Que sais-tu de la justice d’Allah ? Celui qui est en train de pleurer la perte de cette pièce était sur la route plus tôt, certainement avant toi. Et il a été privé de son argent. »