Note au lecteur : le bleu italique correspond à l'instructeur ; en noir, les autres intervenants.

C’est la vie qui décide

« Laisser décider la vie, c’est la vie qui décide. »
Ces phrases (qui se réfèrent au niveau existentiel) ont été énoncées de temps en temps lors de nos réunions, et une question intéressante a été soulevée : comment sait-on que « c’est la vie qui décide » ?

Quand j’ai la sensation que « la vie décide », elle est associée à l’acceptation, la confiance, la détente. Si je suis dans l’identification, « je décide » est un acte d’intérêt personnel basé sur la considération interne. Si je suis libre de l’identification, mon intention est ancrée dans la valeur de base et ma décision se fonde sur la considération externe. Dans ce cas, on peut dire qu’il n’y a pas de différence entre « je décide » et « la vie décide ».

C’est quelque chose d’intime, qui se ressent à l’intérieur.

Comment sais-tu que ce n’est pas toi, mais la vie ? Par exemple, qui a décidé de ne pas venir, c’est la vie ou c’est toi ?

Quand le cas s’est présenté, ça me semblait évident. C’est la vie qui a décidé, et moi j’ai accepté. J’ai donné une voix à la vie en n’allant pas contre ce qui devait se passer.
« C’est la vie qui décide » parce qu’elle est toute-puissante, elle a toutes les cartes en main et elle distribue le jeu. Au niveau existentiel je ne peux que décider avec mon cœur, et cette décision est un acte de foi, de confiance, d’amour. La vie me touche et me demande de l’écouter, sans aucune garantie, sans assurance, elle peut me demander parfois d’aller contre mon intérêt personnel. En ce sens, chaque fois que je décide d’accepter ce que la vie me propose, c’est un acte d’amour et de foi. Et si je me ferme au flot de la vie qui coule ininterrompue, que je décide de ne pas l’écouter, que je deviens insensible à ce qu’elle me dit, c’est par manque d’amour et de foi également.

Je n’ai réellement pris qu’une seule décision : celle de vivre libéré, de mourir à moi-même, de devenir un être humain vivant.
Dans mon vécu de la conscience corporelle, « décider » n’existe pas. Je réponds, sans répondre, aux sollicitations de « la vie » dont je suis la partie et le tout. Cette réponse est dans l’agir, visible ou invisible. Cette réponse s’exprime à travers moi dans la tonalité de ma valeur de base.
« Décider » me contracte, me sort de la conscience corporelle, m’enferme dans l’illusion de l’ego.

Pour moi, le verbe « décider » ne va pas très bien avec « la vie ». La vie me bouscule, me malmène, elle peut me déchirer, en même temps qu’elle m’enveloppe, qu’elle m’embarque et qu’elle me berce.

Mais parfois j’ai besoin de me dire (ou d’entendre) « c’est la vie qui décide ». Dans ce cas, c’est parce que je ressens le besoin de m’ouvrir autrement à ce qui est en train de se passer. C’est que le stress des choix « ça ou ça ? » m’a épuisée, et que j’abandonne, je me rends. Je suis alors emmenée dans cette zone où il n’y a plus de distinction entre « je » et « la vie », aux racines de mon être. Par exemple, je peux dire : « je décide de m’engager », et je peux aussi bien dire : « c’est la vie qui s’exprime ».
S’adressant à l’instructeur : Un jour, tu m’as dit : « il faut systématiquement aller dans le sens où c’est le moins confortable », comme si c’était une règle. Et en y repensant, je ne comprends pas.

Oui, mais seulement dans le doute. Quand c’est clair, il n’y a pas de question.

Ah oui ! J’avais oublié « dans le doute ». Bien sûr, c’est important.

Quand c’est clair, on suit le mouvement… On aimerait bien, parfois, que ce soit autrement, mais on y va quand même.

Ça nécessite encore une fois la non-procrastination, la sincérité avec soi-même, entre autres.

Et aussi une vraie décision. En ce qui me concerne, quand je n’ai pas envie de faire quelque chose, je sais que c’est là qu’il faut que j’aille. Et ça demande une décision, je décide d’appuyer sur ce bouton.

Oui, un effort. Quand j’ai lu Gurdjieff il y a longtemps, je pensais que l’effort, l’acharnement, n’étaient pas forcément bons. Bien sûr, parfois ce n’est pas adéquat de s’acharner, mais la notion d’effort chez Gurdjieff, maintenant je l’entends davantage dans le sens de sacrifice : faire des efforts pour sacrifier quelque chose.

Ça n’a rien à voir avec ce que l’on entend par « sacrifice » d’habitude.

Effectivement, c’est le sacrifice du confort.
Revenons à la question initiale : Comment sait-on que c’est la vie qui décide ? Est-ce qu’il y a encore quelque chose à dire par rapport à ça ?

Pour moi, c’est souvent associé à un effet de surprise. Parfois la vie nous fait agir, dire ou penser à quelque chose, et on est vraiment surpris soi-même, il n’y avait rien de prémédité. Pour moi, la surprise ressentie est un indice que c’est la vie qui a décidé.

As-tu un exemple vécu ? En ce qui me concerne, quand je parle de « la vie », ça fait référence à des événements externes, ça ne peut pas venir de l’intérieur.

Oui, j’ai un exemple récent : lorsque j’ai parlé à N. hier. C’est vraiment la vie qui a décidé ce que je lui ai dit. Je n’avais pas le choix ! Même si j’avais voulu m’arrêter, je n’aurais pas pu. Je suivais. Pour moi, ça c’est la vie qui décide, avec l’effet de surprise que ça provoque.

(S’adressant à l’instructeur) : tu dis que la vie, c’est les événements extérieurs, mais pas seulement. J’aimerais reprendre l’exemple d’hier, lorsque N. s’est connectée pour la visioconférence : il y a eu un temps assez long où on avait le choix de parler ou de ne pas parler. À un moment donné, tu as choisi de le faire, par rapport à la conscience corporelle, ou peut-être à une détente existentielle. Donc ce n’est pas uniquement extérieur. Bien sûr, il y a l’événement extérieur du type « j’ai prévu un trajet, et mon pneu explose », et puis il y a aussi le degré de liberté qu’on a, de choisir ou pas, à certains moments. Mais la décision peut se prendre soit en passant par la tête, soit de façon intime : dans ce cas, pour moi c’est la conscience corporelle qui intervient.

Et dans mon expérience, il y a aussi parfois une force extérieure qui décide. Souvent je dis que « je n’ai pas le choix », parce qu’il y a vraiment quelque chose qui n’est pas moi et qui décide pour moi.

Tu as un exemple ?

J’ai un exemple très précis, c’était la première fois que je suis arrivée ici. Je me vois encore marcher sur la terrasse en portant mes valises, et soudain j’ai entendu : « Maintenant, quoi qu’il arrive, tu ne peux plus faire machine arrière ». Ce n’était pas ma voix.
Ce n’est pas moi qui décide. C’est la vie qui décide, je n’ai pas le choix.

Pour moi, il y a plusieurs niveaux de réponse.
Tout d’abord, j’entends parfois cette phrase avec une distinction entre moi (interne) et la vie (externe). Ceci me rappelle alors la métaphore de Picard, qui a fait le tour du monde en ballon dirigeable et qui disait : « On ne contrôle pas les vents, on ne peut que modifier son altitude. »
Dans ce contexte, affirmer : « c’est la vie qui décide », c’est reconnaître qu’on a peu de pouvoir sur les éléments.
Ensuite, un autre niveau de réponse concerne la vie qui décide en moi, c’est-à-dire qu’on ne distingue plus externe/interne… car même si je crois décider, puisque je fais partie de la vie, c’est la vie qui décide, finalement. Dans ce cas, on pourrait facilement tomber dans le piège de la passivité, le piège de ne plus prendre de responsabilité et de faire un tirage au sort pour chaque décision à prendre, puisque c’est la vie qui décide.
Ceci rejoint le « trust in God, but tether your camel first », c’est-à-dire « fais confiance à Dieu, mais attache d’abord ton chameau ». Dans ce cas-là, « c’est la vie qui décide » correspond à vivre dans la conscience corporelle, dans la valeur de base, dans la fluidité – par opposition à prendre une décision mentale et dans son intérêt personnel. Mais ceci peut aussi entraîner un « je veux » (ou plutôt, un « ça veut à travers moi »), « je veux » me battre et faire tout ce qui est possible pour atteindre un objectif (néanmoins, sans attachement au résultat). C’est ici que peuvent aussi s’inscrire des décisions existentielles. Gurdjieff parle de l’homme qui Veut et qui Peut – par opposition à l’homme-machine.

Est-ce que quelqu’un se souvient d’un exemple flagrant où il a décidé lui-même ? S. par exemple, quand ton père était à l’hôpital : c’était un exemple flagrant où on ne laisse pas faire la vie, où on dit non à ce que la vie impose.

Oui, il y a vraiment eu une coupure, une séparation.

Une panique ?

Oui, une panique qui a exclu tout le reste.
Mais j’ai d’autres exemples où je sais que c’est à la vie de décider, des moments où je me trouve dans un état neutre et je ne me préoccupe même pas de savoir ce qui va arriver. Un état où justement, il n’y a pas toutes les pensées qui viennent peser le pour et le contre. C’est une attente sans attente. Je pense principalement à la situation avec ma femme : je ne sais pas ce qui va se passer lorsque je vais revenir à la maison, et je vis une espèce de neutralité. Il n’y a aucun scénario qui s’échafaude.

Donc tu laisses la vie décider.

Dans ce cas, c’est très clair. Par contre, il y a d’autres situations où, même si ça m’embête beaucoup, je sens quelle est l’action juste et appropriée.

Oui, à ce moment-là, il y a une certitude quand on est dans la conscience corporelle, et même si c’est difficile, on sent que c’est ce qu’il faut faire. On ne peut pas se mentir. Là, la sincérité est importante.

Il peut aussi y avoir une amorce de « non, je ne peux pas, je ne vais pas le faire ». Et il faut juste un petit effort pour faire sauter ça.
« C’est la vie qui décide » me renvoie à ma petitesse, à mon insignifiance, à mon impuissance que je refuse d’admettre définitivement, mais que j’arrive à réaliser puis accepter lors de certains moments de lucidité. Dans le même temps, cela me renvoie à la responsabilité que je porte de laisser s’exprimer la vie à travers moi. Laisser s’exprimer ces élans qui m’animent, malgré la peur de l’inconnu, malgré mes jugements, ou la considération interne.

Je suis à la fois insignifiant et porteur d’un trésor unique que je dois exprimer. À un certain niveau, j’ai à décider de laisser la vie décider. C’est un renoncement à moi-même, une soumission à plus grand que moi. Mais qui n’exclut pas l’action, au service de cet élan. À un autre niveau, lorsque ce renoncement n’est même pas envisagé, « décider » c’est croire en ma puissance personnelle sur la vie. C’est le début de la souffrance inutile.

Quand on va dans la souffrance utile, c’est une évidence que c’est la vie qui décide. On accueille, et on laisse vraiment la réponse venir, mais ça peut mettre un certain temps. En accueillant la souffrance utile, il y a des réponses qui viennent du silence.

D’une certaine façon, choisir à la place de la vie, c’est toujours aller vers le connu… en évitant d’aller vers l’inconnu que nous propose la vie.

Il y a un autre élément : quand je sais que la vie décide, c’est quelque chose d’agréable, je vis ça avec gratitude, comme un cadeau. Et je sais bien faire la différence entre la gratitude que peut avoir l’identité, et cette gratitude qui s’unit avec la vie, qui me traverse totalement. Pourtant, dans l’effort que je fais pour suivre ce que la vie me dicte – car pour moi, c’est dicté, c’est un absolutisme en quelque sorte – dans cet effort pour me soumettre à ce que la vie me demande, je ne pense pas à ces moments de gratitude. Ce n’est pas lié. C’est l’identité qui pourrait créer un lien, qui pourrait récupérer. Et ça, c’est dangereux.

En fait, le seul choix qu’on ait, c’est l’engagement de suivre la vie.

Et de ne pas être un obstacle à son évolution.

La vie offre des opportunités, soit on les suit, soit on ne les suit pas. C’est pour ça que c’est important, la question du mensonge personnel : dès qu’on n’est pas dans le mensonge personnel, on est à l’écoute de la vie.

Voilà la réponse à la question !

Lorsqu’on reste sincère, la vie nous offre des occasions, elle nous pousse. Par contre, quand on sait, et qu’on fait semblant de ne pas savoir, c’est le pire.

Oui, le mensonge personnel, c’est faire mine de ne pas savoir, alors qu’on sait.
Autre façon de le dire : on est foutu dès qu’il y a évitement de la souffrance utile. On synthétise tout avec ça ! C’est vrai, le mensonge personnel, c’est simplement de se faire croire qu’on ne sait pas.

Tout à fait ! Et dans la vidéo avec Denise Desjardins, Stephen Jourdain revient toujours à ça : on peut mentir aux autres, mais pas à soi-même. C’est essentiel.
Je porte le souvenir en moi de la décision que j’ai prise, enfant, de remettre à plus tard « quand je serai grande », et de tenir la promesse de devenir libre en moi, et ne plus me sentir séparée. Je me souviens aussi du choc ressenti, adolescente, en écoutant mon grand frère qui avait décidé de partir ailleurs pour trouver la liberté intérieure, alors que je réalisais qu’elle était juste là, à l’intérieur de lui-même.
La décision existentielle est un acte où je m’engage à laisser décider la vie. C’est avec détermination et résolution que je m’y tiens, en renonçant à toute attente d’obtenir un quelconque résultat. Se mourir à soi-même est une phase préalable et obligatoire dans ce contrat sans concession de laisser décider la vie. Alors, c’est la vie qui décide qu’on la serve dans l’action, au gré de nos qualités naturelles, dans l’expression de notre valeur de base et de l’écoute du cœur.
C’est seulement quand on est dans la décision en acte, de laisser décider la vie, que la vie décide de nous animer à travers ce que l’on est, pour la servir en s’offrant à elle dans cette entière responsabilité partagée du « je suis », dans le mouvement vivant du jeu de la vie.