Note au lecteur : le bleu italique correspond à l'instructeur ; en noir, les autres intervenants.

Banalité

Comment est la vie, N. ?

Assez banale.

C’est une banalité déconcertante pour toi ?

Oui, parce que j’ai l’impression qu’il y a toujours une recherche de quelque chose d’un peu extraordinaire, comme de belles émotions.

Des émotions personnalisées.

Oui, je recherche quand même toujours un petit trip.

Des émotions, il y en a toujours ; mais dorénavant, tu bascules dans des émotions non personnalisées. Alors, ça te fait quoi, l’émotion non personnalisée ?

Pour le moment, c’est un peu flou.

C’est très bien que ce soit flou. Il ne faut jamais que ça devienne clair. Ça te parle M. ?

Oui, ça me parle.

Et tu ne sens pas un manque d’émotions agréables ?

Je n’en ai jamais vraiment trop voulues. J’ai essayé de lâcher, de me détendre dans le vide, de lâcher les représentations, et même la recherche.

Tu as trouvé une certaine sérénité qui n’était pas là avant.

Oui.

Imperturbable, quoi qu’il arrive.

Oui, j’essaie de travailler là-dessus, parce qu’avant ça me pourrissait la vie. Je savais où je voulais aller, mais j’allais vraiment dans la mauvaise direction en voulant aller dans la bonne. Je le savais, mais j’allais …

De travers. (À N.) Et toi aussi, tu peux dire que tu étais de travers pour beaucoup de choses, comme les émotions, ou la nourriture, entre autres.

Oui !

Je remarque que je recherche encore assez souvent une compréhension claire.

C’est encore là, mais ça a beaucoup diminué. C’est moins urgent, moins important. En fait, c’est tout simplement une dérive temporaire, tu n’as pas besoin de ça.

J’ai toujours cru que j’avais besoin de ça.

La vie n’est pas un problème à résoudre, mais un mystère à vivre.

Qui a dit ça ?

Osho.

Oui, la vie est un mystère à vivre. C’est banal, mais est-ce que tu souffres de cette banalité ?

Non, l’extraordinaire ne me manque pas.

C’est déconcertant, c’est déroutant, mais ça ne crée pas un état interne ?

Non.

Tu observes, et c’est tout. C’est parfait.

Il peut y avoir tout d’un coup, comme l’autre jour, cette immense compassion, mais c’est très momentané en fait.

Oui, tout à fait. C’est ça la vie. Et cette course pour avoir toujours quelque chose, soit souffrance inutile, soit émotions fortes, soit émotions agréables, tout ça s’évapore. Et pour moi, la banalité, c’est quatre-vingt-dix pour cent. J’en suis ravi, parce que cette banalité-là, elle est tout simplement là, elle ne me gêne pas, et quand je repense à toute la non-banalité que je vivais avant, je suis soulagé. La banalité est très près de la paix.

Dans cette banalité on peut retrouver pas mal d’émerveillement, pour des petites choses qu’on ne voyait plus du tout.

Pas forcément, parce que je connaissais beaucoup l’émerveillement, mais c’était quelque chose que je faisais mousser.

Oui, il y avait un attachement.

C’est un mécanisme que je connais bien : « Venez voir, comme c’est beau !»

Par rapport à la banalité, j’ai l’image de l’eau : l’eau quand on ne sait pas nager, et l’eau quand on sait nager. Avant je refusais la banalité, j’étais attachée aux émotions fortes, comme quand on est dans l’eau, qu’on ne sait pas nager et qu’on panique. Et puis, quand on sait nager, on fait simplement la planche… mais c’est la même eau !

La banalité revient toujours à la paix. C’est très proche, parfois je ne vois quasiment pas la différence. Il y a des vagues, ça s’agite un petit peu, après la paix revient.

Pour moi la différence, c’est que dans la banalité, il y a encore une attente, un petit résidu. Mais le jour où on lâche ça, c’est simplement la paix.

Exact. À ce moment-là, on ouvre toutes les portes vers la paix. Et vers l’unité aussi. Parce que dans la banalité, dans la paix, il n’y a plus de distinction entre le cendrier sur la table et la personne à côté de toi.

Ce que tu dis H., c’est que derrière le mot « banalité », il y a encore un jugement, un petit relent ?

Oui.

Alors que pour moi le mot « paix » est encore associé à ces émotions très positives que je recherchais avec avidité.

Non, la paix, ce n’est pas une émotion.

Justement, je préfère appeler ça banalité pour le moment, ça me va très bien, ça enlève la référence à ces émotions positives.

La paix dont je parle, c’est sans émotion, c’est tout simplement présence.

Ça renvoie à : « C’est la vie qui décide ». Et s’il n’y a pas cette conscience, il ne peut pas y avoir la banalité-paix, parce qu’il y a toujours la recherche de quelque chose.

La banalité c’est comme ces moments de repas où on n’a rien à se dire, et qui sont géniaux.

Je ne sais pas ce que les gens mettent derrière ce mot. Chacun doit avoir sa définition de la banalité. Là où il n’y a rien, il y a toujours des perceptions, des chants d’oiseaux…

La banalité, c’est toujours en fonction de l’identité ; la banalité objective, ça n’existe pas, c’est l’identité qui désigne ça comme banalité. Et ce que l’identité désigne comme très banal, c’est justement quelque chose de très précieux dans la vraie vie.

Oui, et quand l’identité le désigne comme banal, en fait elle ne le voit pas, elle l’efface.

Elle le juge.

La banalité est aussi associée à l’ennui. Souvent, quand on dit : « j’ai une vie banale » c’est associé à l’ennui.

L’ennui est aussi très proche de la paix, à partir du moment où on l’accueille. Dans la non-identité, on ne connaît plus l’ennui. Yves Garel avait un cancer, et il savait qu’il allait mourir. Quand il m’a rendu visite, lors de son tour de France pour dire au revoir à tous ses copains, on était assis dans le jardin, et il m’a posé la question : « Est-ce que tu connais l’ennui ? ». J’ai répondu non, et il m’a dit que depuis son éveil, c’est ce qui l’avait le plus frappé, il n’avait plus connu l’ennui. Et son ennui était tel avant que ça l’avait rendu alcoolique. Mais ça avait totalement disparu. Je pense que c’est ça, l’absence de peur, et l’absence d’ennui, qui désigne quelqu’un qui a basculé dans la vraie vie. L’ennui est inexistant. Et c’est pour ça que les enfants jouent beaucoup. Le pire pour un enfant, c’est de s’ennuyer, parce que l’identité n’a plus rien à faire. Il faut qu’il remplisse ça avec des choses intéressantes. Après, quand on a basculé, l’ennui ne peut plus exister, parce qu’il y a toujours quelque chose, là. Même s’il ne se passe rien du tout, et qu’on ne sait pas quoi faire, c’est passionnant, d’une certaine manière. C’est intrigant. Qu’est-ce qui se passe ? Je connais ça ou je ne connais pas ça ?

Lorsqu’on ressent l’ennui, il y a la tension de combler un vide, mais quand on est simplement dans ce vide, il n’y a pas d’ennui, rien à combler.

Imaginons que je rencontre l’ennui : si j’accueille la souffrance nécessaire de m’ennuyer, ça disparaît tout de suite. Ensuite ça devient automatique, et à la base de ces transformations-là, il y a l’accueil de la souffrance nécessaire.

Pour moi, c’est comme si la personnalité filtrait autour d’un certain nombre de choses qui l’intéressent. Par exemple, si j’ai faim, je vais chercher de la nourriture, en focalisant là-dessus et en ignorant tout le reste. Du coup, s’il n’y a pas de nourriture, je vais être dans l’ennui, parce qu’il n’y a que ça qui m’intéresse. Quand on lâche cette focalisation, c’est tellement plein, il y a l’air, il y a tout, on ne peut pas s’ennuyer ! Mais ça ne correspond pas à l’objectif sur lequel est focalisée notre identité.

C’est très clairement ce que disait Jean Klein : « Qu’est-ce que l’ennui ? C’est l’oubli de tout ce qu’il y a de beauté en vous ». Ça m’avait beaucoup frappé.