Note au lecteur : le bleu italique correspond à l'instructeur ; en noir, les autres intervenants.

Anticipation

Le sujet que nous allons aborder maintenant est l’anticipation.
Je peux vous dire un « secret » : je ne m’ennuie pas. Dans les moments où il ne se passe rien, mon cerveau travaille dans l’anticipation ; je pense à tout ce qui peut arriver dans le déroulement de la journée ou des prochaines semaines. Puis des « choses » viennent : par exemple, fixer les dates des rencontres pour 2022. Ça m’arrive dans des moments où je n’ai rien à faire et où je pense à tout ce que je peux anticiper, y compris dans ma vie personnelle. J’anticipe un maximum ; après ça se déroule tout seul et je suis tranquille, sans stress parce que j’ai anticipé.

Anticiper, est-ce utiliser à bon escient l’énergie de l’impatience ?

Non, je ne le vois pas comme ça. C’est un travail créatif généré dans les moments où je n’ai rien à faire, où je suis tranquille : devant la télé, quand je me promène dans la nature, avant de m’endormir ou le matin avant de me lever.

Pour moi non plus, cela n’a rien à voir avec l’impatience. Quand on anticipe on tient compte du facteur temps, et aussi des imprévus qui peuvent surgir.

Oui, c’est un des avantages de l’anticipation, ça laisse une marge supplémentaire pour des imprévus. Et on entre dans la dimension de l’intuition quand on anticipe. Parfois j’ai des intuitions, des pensées qui viennent de nulle part et qui apportent quelque chose de nouveau ; c’est ce que j’appelle la créativité. Je joue le scénario virtuellement, en anticipant le déroulement, et c’est là un royaume incroyablement propice à la créativité. O. le fait aussi.

Oui, énormément. Ça se matérialise dans mon travail : il y a des problèmes, personne ne s’en est rendu compte, et j’ai déjà corrigé. Ce sont des moments extraordinairement plaisants, c’est jouissif.

C’est ce que j’appelle de l’intuition, car tu ne peux pas savoir quand ça va arriver.
Détente existentielle, anticipation et intuition, c’est la même chose pour moi.

Ça veut dire qu’il y a une co-création ? Entre l’intention personnelle et ce que la vie décide ?

Effectivement, ça fait partie de la faculté d’anticipation, telle que je l’ai décrite dans mon livre . La perception pré-sensorielle ouvre la dimension de pouvoir anticiper les choses, qui normalement ne sont pas anticipables. Des exemples, j’en ai tous les jours ; j’anticipe les choses et je ne sais pas si je les crée ou si je suis branché au déroulement de la vie, mais j’ai des aperçus de ce qui va arriver. Pour moi ça reste un mystère ; je ne peux pas l’exprimer davantage, simplement je constate.

Cet été, je suis restée une semaine sur mon canapé, toute seule. J’avais enfin compris que j’étais impuissante, et j’ai voulu faire l’expérience : « si je ne fais rien, que se passe-t-il ? ». Et il ne s’est rien passé. À la seconde où j’ai dit : « maintenant bouge-toi ! », tout s’est déroulé très vite. Je me suis beaucoup interrogée sur le fait que ma vie était dans une dimension d’intention de faire. Pour moi ce n’est pas clair ; quand il y a ennui, forcément je fais. Alors j’essaie de faire l’expérience de ne rien faire quand je m’ennuie : sentir le vide, voir ce que ça me fait d’être simplement dans la détente existentielle. Et je m’interroge : est-ce qu’il y a des moments où tu ne fais rien et où tu t’ennuies ? Des moments où il ne se passe rien, où tu es par exemple en méditation ?

Pour moi il se passe toujours quelque chose. S’il ne se passe rien, il y a au minimum : anticipation.

Donc il y a toujours quelque chose.

Le rien ne produit pas de souvenirs. Je suis sûrement assez souvent dans le néant, mais ça ne laisse pas de trace, pas de souvenir. Je suis sûrement dans des moments de néant quand j’anticipe sinon je ne vois pas comment je peux avoir des intuitions. Je dis ça par déduction, car je ne peux pas le savoir. Le néant c’est le néant, c’est : rien, pas de souvenirs. On ne peut pas le repérer, si on le repère, ça n’est pas le néant. La plupart du temps, les gens ne comprennent pas ça.

C’est inabordable par le mental.

Comment veux-tu l’aborder ? C’est inabordable, point.

L’ennui en soi n’existe pas ; pour nommer un moment « ennui », il faut déjà construire quelque chose.

Il y a un jugement, une attente. Et la dimension du temps.

Le temps dans le néant n’existe pas.
Quand tu attendras à l’aéroport et que tu n’auras rien à faire, ce sera le moment d’anticiper. C’est là qu’il pourra y avoir de la créativité, que tu pourras avoir des idées que tu n’aurais pas eues s’il n’y avait pas eu ce temps d’attente.

C’est quelque chose que je connais très bien : lors de mes études supérieures, je marchais tous les jours pour rejoindre mon école. Très souvent, je résolvais des problèmes de math sur lesquels j’avais travaillé pendant 2 heures sans trouver la solution. Ça surgissait fréquemment dans ces moments-là ; simplement en marchant, avec le corps qui bouge, il y a une sorte de créativité qui se met en place ; le cerveau gauche et le droit fonctionnent différemment. Ça n’est pas que de l’anticipation, c’est aussi décoincer des circuits. Maintenant que je prends la voiture pour aller au boulot, j’ai beaucoup moins ce temps de créativité. J’ai le réflexe d’allumer la radio et je me fais souvent la réflexion que ça me pollue. Je reçois plein d’infos et ça m’empêche d’être dans cet endroit où on laisse passer les pensées librement.

Ecoute de la musique.

Oui, si j’écoute de la musique au lieu des infos, ça me rend plus libre. Mais c’est aussi pour dire : cette anticipation, c’est parfois une résolution de problèmes qui traînent et ça n’est pas toujours de la planification. On est sur des connections gratuites.

C’est multidimensionnel, il y a des informations qui peuvent survenir du passé, qu’on a stockées en soi mais qui n’étaient pas accessibles, pour résoudre un problème futur.

C’est donner de l’espace. Ça arrive aussi sous la douche par exemple.

Sous la douche ou dans le bain, c’est génial ! D’ailleurs la plupart des grandes idées sont nées dans ces moments-là. Sous la douche, il me vient des choses parfois… ce sont des euréka.
Autre chose par rapport à l’anticipation ? Par exemple, concernant le téléphone qui n’était pas chargé ce matin, ça aurait nécessité une anticipation.

Que je le recharge avant le repas par exemple ?

Tout à fait. L’anticipation à court terme, c’est dans l’heure qui vient, puis pour la journée, pour plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs mois, plusieurs années ; ce sont les différents intervalles à considérer quand on met en route l’anticipation.

Est-ce que ça correspond à un geste intérieur ?

Non pas du tout. Par exemple, il y a un projet avec le terrain qui se trouve à proximité, le projet reste en moi, et pendant les moments où je n’ai rien à faire, où je suis dans le néant probablement, je pense à différents sujets qui m’animent et ça se développe tout seul.

J’ai l’objectif de rembourser mes dettes le plus vite possible et dans ma situation actuelle, ça n’est pas possible ; donc mon objectif n’est pas un objectif à long terme, mais le plus vite possible. Pour ça, il faut que je génère une activité qui me permette de le faire. Donc première étape : faire le « si-do » de ma vie actuelle, c’est-à-dire conclure mon travail, changer de logement… Et tout s’organise à partir de cet objectif ; depuis six mois tout se passe suivant mon plan. J’avais aussi un plan B ou C si ça se passait mal, mais en fait ça se passe mieux que ce que j’avais espéré, parce que j’ai mis une dynamique en route.

C’est un cas particulier, dans le sens où tu te mets une contrainte en plus.

Oui, c’est une contrainte de temps, mais sans stress.

Tout à fait, c’est important de ne pas stresser quand on est en rétroactif. Un autre exemple : les gens qui se sont fixé une date limite pour rembourser leurs dettes et qui ne savent pas comment y arriver : c’est le fait de fixer cet objectif en rétroactif et mettre en route une créativité, qui permet d’y arriver. Par contre, quand on reste en proactif, on n’arrive jamais à rembourser.

Le fait de partir de l’objectif et de vouloir vraiment l’atteindre, c’est important, ça met en route un élan, une dynamique et la créativité vient avec.

Et j’ajoute : la vie t’aidera, avec de nouvelles ouvertures, de nouvelles possibilités auxquelles tu n’aurais jamais songé.

C’est la providence.

Oui, c’est tout à fait ça, c’est miraculeux.

L’important est d’y aller à fond, sinon ça ne peut pas marcher. Mais j’aimerais ajouter que ce n’est pas un chemin bordé de roses. J’ai parfois été attaqué par ma croyance de base : « tu es un bon à rien, tu n’y arriveras pas, tu t’attaques à une montagne… ». C’est un combat, mais malgré tout ce que l’identité m’a suggéré, je suis resté à cent pour cent sur mon objectif.

Absolument.

Par contre, j’ai parfois des problèmes pour anticiper sur le court terme.

Une suggestion pour l’anticipation à court terme : la veille avant de t’endormir ou le matin avant de te lever, passe en revue tout ce qui t’attend.

Je le fais chez moi, je prépare ma journée, ma semaine, mais quand il y a beaucoup de choses, j’ai du mal. Parfois je ne me mets pas d’objectifs et du coup j’ai moins de créativité.

Tu ne veux peut-être pas te confronter à une forme d’incompétence ?

C’est une sorte d’arrogance, dans ce cas.

Oui, quand tu sais faire, il n’y a pas de soucis pour anticiper. .

La grande différence que j’observe par rapport à avant, c’est qu’il y a une grande détente chez toi.

A un certain niveau, je ne suis plus le même. Je suis toujours débutant, mais pas comme il y a 15 ans, où il y avait la confusion, le doute et je ne savais pas trancher sur ce qu’il fallait faire ou pas. Maintenant j’ai une vision globale, et je vois le mensonge devant moi lorsqu’il surgit.

Si tout au long de la journée on garde en tête ce qu’on a à faire, on n’a plus qu’à anticiper. Le centre intellectuel est là pour ça : planifier et anticiper. Quand on n’est pas occupé à autre chose ou si l’on est occupé à quelque chose de pas trop difficile, on peut anticiper : qu’est-ce que je vais faire quand j’aurai fini ça, comment je vais m’y prendre ? Pour moi, c’est de l’automatisme ; quand je sors de mon bureau, j’ai déjà préparé mon retour, je me facilite la vie. Quand je reviens au bureau, je peux commencer tout de suite car j’ai déjà nettoyé mes lunettes, j’ai déjà préparé un verre d’eau et je suis tranquille. Anticiper rend la vie plus fluide ; je passe la moitié de ma journée à anticiper, à ranger, à planifier, c’est mon occupation principale et je pense que chacun devrait faire ça. Pour moi, s’organiser au maximum fait partie de la vraie vie. Bien sûr, il y a des imprévus qui nécessitent une autre stratégie, comme par exemple de réorganiser les priorités très rapidement.

Ça me fait penser à la fausse liberté dont on parlait en mai 68 : « on verra bien ! ». Et pour sembler cool, j’ai beaucoup fonctionné sur ce modèle, celui de ne pas anticiper. Mais c’était pour paraître, car je ne savais pas anticiper.

En cuisine, j’aurais tendance à passer tout de suite à l’action, sans penser à préparer tous les ingrédients et ustensiles, par exemple prendre un bol en plus pour mettre les épluchures. En fait, c’est une tendance à coller à l’action.

Quand tu n’as pas anticipé, tu n’as pas d’autre choix que de faire comme ça. Quand je prépare mes repas, et que je dois sortir les ingrédients du congélateur, je dois déjà penser au plus tard le matin à ce que je veux manger le soir ; je vais à la cuisine vers 16 h pour tout préparer, y compris sortir les assiettes, mettre la poêle sur la cuisinière. Quand je monte pour manger, je n’ai plus qu’à réchauffer ou à cuire. C’est naturel de procéder comme ça.

Ça permet de s’accueillir pour manger. Quand j’ai une réunion, je prépare mon repas avant, je me fais un café, je suis tranquille et j’ai souvent ce ressenti : je m’accueille, je fais une belle table et même si le repas est court, c’est un temps pour moi, c’est prendre soin de soi.

Absolument.

En y réfléchissant, j’ai l’impression que passer à l’action est plus important qu’anticiper ; c’est comme si j’avais un jugement de valeur, alors qu’anticiper est aussi une action.

Par exemple ce matin en cuisine, les poissons étaient très humides suite à leur décongélation, et il fallait les essuyer. Je suis allée chercher un essuie-tout sans penser qu’il fallait une assiette pour mettre les essuie-tout humides, une autre également pour poser les poissons essuyés, découper les essuie-tout avant de commencer… En cuisine, on est davantage en rétroactif ; c’est comme si je sautais une étape par peur de ne pas y arriver.

Tu savais que tu cuisinais du poisson aujourd’hui, donc tu avais largement le temps d’anticiper tous ces petits gestes : en entrant dans la cuisine, tu les fais en priorité et ça se déroule tout seul sans obstacle, ni contrainte, ni stress.

Oui, c’est vrai. Sinon je dois demander à quelqu’un de sortir une assiette parce que j’ai les mains sales, ou faire des allers-et-retours à l’évier. Dans le bricolage, je trouve ça logique.

En cuisine c’est la même chose ; si tu as cette compétence en bricolage, tu l’as en cuisine aussi.

Et je peux vous dire que quand vous pratiquez, ça devient tout à fait naturel.

Agir ainsi en cuisine me permet d’être davantage en accord avec les aliments, et d’être plus créative.

Absolument.

Je suis en osmose avec ce que je fais, je ne suis plus séparée de la poêle, des aliments. En cuisine je sens tout, et ça me donne une grande joie de voir cette transformation.

Ça va loin chez moi cette anticipation : sachant que j’aurai besoin d’essuie-tout pour finir de nettoyer la poêle, j’en prépare une feuille à l’avance que je pose sur le rouleau. Pour moi ça permet la fluidité sans dérangement, sans obstacle.

Je sens un grand bonheur en t’écoutant parce que pendant des années, je l’ai vécu comme de la maniaquerie, avant de finalement l’accepter. Et maintenant en t’entendant parler, je sens que la résistance est enterrée et c’est un grand soulagement de comprendre que ce n’est pas du tout une spécificité personnelle de maniaquerie.

Je serais maniaque si j’imposais ça à tout le monde.

Tu nous demandes de l’anticipation et je sens que tu as raison de nous le demander. Cela n’a rien à voir avec quelque chose de personnel que tu imposerais.

Tout à fait, pour moi ça fait partie de la dynamique de la vie.

Il n’y a pas très longtemps, j’ai voulu faire un gâteau : j’ai sorti la farine, le sucre, j’ai cassé les œufs, et au moment de mettre la levure, pas de levure.

Pendant des années, j’ai pris ma douche sans même anticiper de mettre mes vêtements à côté.

La capacité d’anticipation est parfois très forte chez les personnes mismatch, afin d’anticiper tous les bugs qui peuvent survenir. Si elle est trop forte, le projet ne démarre pas, mais pour certaines personnes qui sont peut-être très match c’est intéressant d’avoir ça en tête, ça permet d’équilibrer.

Oui, il faut avoir les deux, idéalement.

L’énergie, le but, l’intention viennent du match, en fait le mismatch n’a pas d’énergie. Le mismatch voit tout ce qui est en décalage, tout ce qui ne colle pas, tout ce qui risque de bloquer, de ne pas être parfait. Le match ne voit pas les trous dans la route, le mismatch ne voit que les trous dans la route. Pour monter un projet, il faut les deux. Dans un livre sur la PNL, j’ai lu que pour monter une entreprise, l’idéal est d’être cinq, trois match et deux mismatch. Si tu as plus de mismatch que de match ça ne marche pas, et si tu as trop de match « tu te prends les murs ». Les mismatch aident à anticiper les risques : qu’est-ce qui pourrait dysfonctionner ? Par rapport à cette thématique, je trouve très intéressante la question de la fuite d’eau qui nous occupe actuellement : je me dis qu’il y a vraiment très peu de risque que l’on n’arrive pas à la réparer.

Mais il y a un risque. Imagine : pas d’eau dans la cuisine, plus d’eau nulle part, et le plombier indisponible car il y a deux jours fériés !

L’évaluation des risques, d’une façon générale, comporte toujours deux aspects : la fréquence, c’est à dire le pourcentage de probabilité que le risque ait lieu, et puis l’impact. Et là en l’occurrence, le pourcentage de probabilité est vraiment très faible, mais l’impact est vraiment très haut, donc ça donne quand même un risque fort.

Tout ce qu’on est en train de dire-là au niveau fonctionnel, est lié au niveau existentiel, issu de la perception pré-sensorielle. Cet espace de vide s’est ouvert à moi avec l’anticipation telle que je la pratique ; la créativité arrive du néant, et c’est aussi directement lié au déploiement de la valeur de base. Quand vous entrez là-dedans, vous entrez dans la dynamique de la vie. La dynamique de la vie est alimentée par ce néant, avec la faculté d’anticipation. Vous pouvez aussi voir les tendances. Quand je vois le futur, est-ce que je vais vers le futur ou est-ce que le futur vient vers moi ? Le futur vient vers moi, et c’est pour ça que je peux l’anticiper facilement, pas nécessairement dans les détails, mais dans les grandes tendances.

Oui, c’est un peu comme le bonhomme au bout de la rue qui n’était qu’une silhouette, et dont maintenant je vois des détails. Mais c’est dur de décrire cette sensation.

Ce n’est pas vraiment une sensation. C’est difficile de trouver les mots, parce que ce n’est pas une sensation.