Note au lecteur : le bleu italique correspond à l'instructeur ; en noir, les autres intervenants.

Souffrance inutile et souffrance nécessaire

Il est indispensable d’être vigilant pour ne plus avoir de souffrance inutile du tout. Lorsqu’on est dans la conscience corporelle, on sent tout de suite quand on est en train de rentrer dans la souffrance inutile car ça crée une tension dans le corps. Je ne parle pas d’une tension musculaire, c’est quelque chose de plus subtil.

Chaque fois qu’on accueille une souffrance nécessaire, il y a un processus de transformation, et ça renforce et nourrit la conscience corporelle et l’attention partagée. Ce n’est pas forcément très net au début, car c’est progressif. Après quelques temps, peut-être un ou deux ans, le monde réel devient très visible.

Ça s’installe et ça s’affirme au fil du temps.

Ça s’évidente. 😉 Et je voudrais parler aussi du bonus. Quand tu travailles bien sur toi-même, après un certain temps, tu gagnes un bonus, qui efface les quelques petites erreurs. Mais ça se mérite.

Tant que j’ai autorisé l’auto-apitoiement, je ne pouvais pas accueillir la souffrance nécessaire. Il a fallu que je prenne la décision d’arrêter l’auto-apitoiement pour pouvoir être dans la conscience corporelle et accueillir la souffrance nécessaire.

J’ai envie de dire quelque chose que tout le monde sait déjà, mais que j’ai besoin d’affirmer pour m’entendre le dire. L’accueil de la souffrance nécessaire tue la réactivité et permet une certaine détente existentielle et équanimité.

La souffrance nécessaire est forcément seul avec soi-même. Quand notre souffrance est liée à l’autre, dans nos pensées, dans notre jugement, ou par rapport à une émotion de colère par exemple, c’est de la souffrance inutile. La souffrance inutile tourne en rond ; quand quelqu’un a des pensées qui tournent en rond, il peut être sûr qu’il est dans la souffrance inutile.

Se mourir à soi-même, c’est arrêter de tourner dans la souffrance inutile et accueillir la souffrance nécessaire. C’est un changement de prise de responsabilité. C’est prendre la responsabilité que c’est toi qui as construit ton passé et qu’il faut passer dans une responsabilité partagée existentielle. Au lieu de servir ton ego, c’est ton ego qui vient au service de la vie.

Lors d’échanges précédents, nous avons pointé la différence entre accepter une contrainte et accueillir la souffrance nécessaire. Tu peux en dire plus ?

Accepter une difficulté n’est pas forcément accueillir une souffrance nécessaire. Ça dépend de l’attitude et du contexte.

Un exemple classique pourrait être que tu es dans une relation, et que tu restes avec ta femme en prétendant que ta résignation est de la souffrance nécessaire. En réalité, ça peut l’être ou ça peut être de la souffrance inutile et juste la peur de partir.

Le point intéressant est qu’il n’y a que toi qui peux le savoir. De l’extérieur, on ne peut pas le savoir. C’est impossible et inutile de le pointer à l’autre.

Il n’est pas possible d’être dans la conscience corporelle et d’accepter une contrainte qui ne serait pas de la souffrance nécessaire.

C’est peut-être la différence entre se soumettre et accepter, comme on peut se soumettre à un supérieur hiérarchique.

Avec la souffrance nécessaire, il y a de l’humilité.

Pour pouvoir accueillir la souffrance nécessaire, il faut du courage, mais pas vraiment d’effort. Quand on est dans l’effort, de tenir, de faire malgré tout, c’est probablement de la souffrance inutile. Avec la souffrance nécessaire, le plus dur c’est de s’y mettre, d’affronter sa peur.

Comment faire quand l’autre fait des choses en dépit du bon sens, et qu’en plus, ça impacte d’autres personnes qui te sont chères ?

Tu ne peux rien faire d’autre que d’accepter, d’accueillir ton impuissance. En accueillant la souffrance nécessaire, tu te transformes et c’est tout ce que tu peux faire.

Mais pourquoi ? Je croyais quand même qu’avec un peu de temps, ils allaient comprendre.

Si tu as l’illusion que les autres vont changer, vont comprendre, il faut laisser tomber cette illusion. Ça ne marche pas.

Parlons de la transformation qui suit l’accueil de la souffrance nécessaire.

Pour moi, le plus net, c’est dans l’arrêt de la procrastination. A chaque fois que j’accueille la souffrance nécessaire au lieu de procrastiner comme avant, je sens la force qui grandit en moi.

Je vois la souffrance nécessaire comme un dissolvant. C’est comme si on avait des circuits neuronaux envahis de mauvaises herbes, impraticables, et grâce au dissolvant, ils redeviennent praticables.

L’image qui me vient, c’est celle des cordes emmêlées et qu’il faut démêler. On va du plus complexe au plus simple. Et j’ai l’impression que c’est moins présent dans ma vie, mais dans mes rêves, cette complexité revient, avec des labyrinthes par exemple. Mais quand je me réveille, je suis contente que ce ne soit plus ma réalité quotidienne.

Dans tes rêves, il y a simplement les images ou aussi des émotions ?

C’est comme un cauchemar sans émotion.

Cauchemars sans émotions, ça valide la transformation. Ça montre que tu peux aborder des problèmes complexes sans solution et ceci sans faire de « vrais » cauchemars.

Je suis content d’entendre ça car j’ai aussi des rêves qui devraient être émotionnellement impliquant, mais qui ne le sont pas. Donc des cauchemars sans émotions. Il me manquait la clé de compréhension que j’ai maintenant.

Quand on fait des cauchemars sans émotions on a passé un cap dans le travail. Ça montre que le centre émotionnel est en bonne santé.

À P. : Qu’est-ce que tu peux nous dire de l’activité mentale quand tu es dans la conscience corporelle ?

P. : Les pensées sont encore là, mais d’abord, certaines formes de pensées n’apparaissent plus du tout. Ensuite, il y a des pensées auxquelles je ne suis pas attaché.

Est-ce que ça veut dire que tu es plus détaché ?

Oui.

Moi aussi. Et quand une pensée vient, cela va jusqu’à un certain point, mais au-delà ce n’est plus compatible avec la conscience corporelle et ça s’arrête.

Quand je parle et je suis dans la conscience corporelle, ça ne vient plus de la pensée mais davantage du ventre.

Avant, j’anticipais mes paroles, je préparais avec beaucoup de pensées avant de parler.

Nous avons parlé de souffrance inutile et de souffrance nécessaire. Il y a eu une grosse frustration pour moi à un moment, car je savais que j’étais dans la souffrance inutile, mais je ne pouvais rien faire. Je n’arrivais pas à en sortir, jusqu’à ce que je comprenne que ce qui manquait, c’était la conscience corporelle.

Et maintenant, c’est derrière toi ?

Oui, mais j’ai peur que ça revienne dans le futur.

Ce sujet disparaît quand tu es dans la conscience corporelle.

Il y a derrière une attente de permanence, un attachement.

Une autre illusion à lâcher. Et si tu considérais la conscience corporelle comme éternellement temporaire, impermanente ?

C’est un grand piège, cet attachement à une permanence de cette conscience. Je sens aussi que je veux trouver LA réponse.

Oui, c’est un piège. À la place, il faut développer ta conscience corporelle pour être toujours ici et maintenant. Et c’est sans cesse renouvelé. Et si tu le perds, tu ne peux rien faire d’autre que d’attendre que cela revienne, et vérifier ce que tu as fait pour la perdre – ou pas fait, comme par exemple, ne pas accepter une souffrance nécessaire.

Mais on peut quand même faire quelque chose, comme mobiliser la conscience corporelle ?

Si tu y arrives…

Accepter la souffrance nécessaire, c’est probablement le seul moyen que l’on a de retrouver la conscience corporelle.

Es-tu conscient qu’à certains moments, tu n’as pas accueilli la souffrance nécessaire ?

Ici ? Oui. Je sais exactement quand.

Donc c’est un exemple de ce qu’il faudrait éviter.

Je me suis rappelé avec colère comment j’ai été très longtemps dans la souffrance inutile.

Et c’est là que tu as créé encore plus de souffrance inutile. Avec probablement de l’auto-apitoiement. Si tu ne l’exprimes pas, cette colère, qui est une réaction à l’impuissance, devient un super carburant pour la souffrance nécessaire et la conscience corporelle. Ça va te ramener de l’humilité quand tu transformeras ça. Donc accueillir l’impuissance, transformer la colère, ça va te faire grandir.

Il y a beaucoup d’énergie dans la colère. Et aussi, quand elle vient, tu ne peux pas savoir si plus encore va arriver ou pas. Et il faut être prêt à accueillir la suite aussi.

La colère, il ne faut ni la réprimer, ni l’exprimer, et ça devient un super carburant. On le fait dans l’intention de rester propre et connecté au monde réel. Le plus important est de trier au fil de l’eau, ce qui relève de la souffrance inutile et ce qui est de la souffrance nécessaire.

Quelque chose qui m’avait aidée pour distinguer les deux, c’est de distinguer ce qui est de la pensée et ce qui est de la réflexion. Dans la souffrance nécessaire, on peut avoir des réflexions, on peut lancer une question mais on n’attend pas forcément une réponse.

La réflexion est moins figée que les pensées.

La réflexion se produit à plusieurs niveaux, tandis que la pensée n’est qu’au niveau mental.

La réflexion est probablement moins susceptible de créer un attachement.

Et vraiment, j’aime cette expression : éternelle impermanence.

Est-ce qu’on peut dire qu’accueillir la souffrance nécessaire nous rend plus vulnérables ?

Oui. On n’a plus la défense par rapport aux blessures de la vie ; on ne refuse plus de se laisser toucher par la vie en direct et de ressentir.

J’ai vraiment l’impression que j’ai enfin compris ce qu’était la conscience corporelle. Avant, je l’assimilais plus à la conscience des tensions du corps. Maintenant, c’est plus comme une vibration qui traverse tout le corps.

La conscience corporelle est globale.

J’ai aussi beaucoup plus conscience de l’espace et de tout ce qui m’entoure.

C’est un bon signe.

La prise de conscience autour du besoin de validation me travaille, et je ne sais pas si c’est de la souffrance inutile ou souffrance nécessaire.

En règle générale, lorsqu’on est confronté à une souffrance nécessaire, ça renforce la conscience corporelle.

En l’occurrence, c’est le contraire. J’ai du mal à rester dans la conscience corporelle. Je ne sais pas où je me piège.

Peut-être pas un piège. Probablement que tu n’acceptes pas une souffrance nécessaire. Est-ce que tu es attaché à quelque chose que tu n’arrives pas à lâcher ?

Peut-être des points de repère.

Alors il faut lâcher. Mais il est nécessaire d’attendre le bon moment, une opportunité pour le faire. Peut-être, la prochaine fois que tu auras une auto-validation, et que tu auras envie de la faire confirmer, ce sera le moment de confronter la souffrance nécessaire de ne plus avoir de référence.

Quand le moment est venu il est important d’être dans la conscience corporelle à 100%, car c’est elle qui te donne le feedback.

C’est important, cette notion d’attendre l’opportunité pour pouvoir enfin lâcher quelque chose, car on ne peut pas forcer les choses. Et parfois, il faut de la patience.

Quand on est dans la conscience corporelle, les désirs, tu les vois aussitôt car il y a une contraction. Et les désirs, il faut les laisser tomber car ils ne servent à rien, ils sont uniquement source de souffrance inutile. Quand tu les vois pour ce qu’ils sont, ils apparaissent ridicules. Il y a quelques vrais besoins (comme d’aller aux toilettes), mais beaucoup de ce que les gens appellent des besoins (besoin de temps pour moi, besoin d’amour, besoin d’avoir un café le matin…), ce sont des désirs.

Pour avoir accompagné souvent des personnes en fin de vie, il est évident que c’est le moment où il faut que ça lâche. C’est le moment où chacun peut regarder quel est l’essentiel de ce qu’il retient de sa vie. Et ça s’applique en réalité à chaque instant : c’est quoi l’essentiel pour moi, là maintenant.

Est-ce qu’on peut dire que l’accueil de la souffrance nécessaire est une préparation à sa propre mort ?

Oui.

On a parlé à un moment d’être prêt à tout accueillir, à tout instant. Pour ma part, je ne suis pas sûr d’être prêt à accueillir certaines souffrances physiques. Quand je vois parfois des scènes à la télé de violence physique, de torture ou même que je m’entraîne au karaté, si je me projette dans ces situations, je ne suis pas sûr de pouvoir les accueillir.

En fait, quand tu accueilles la souffrance physique, c’est possible alors de se relaxer à l’intérieur. Par contre, pour la souffrance des autres, là, ça renvoie à l’impuissance.

Pour la torture, moi aussi si je vois des violences sur des enfants, par exemple, ça me touche. Mais là, c’est vraiment l’impuissance.

Pour avoir été confronté souvent à des blessures à répétition, je peux dire que quand tu t’immerges dedans, tu te rends compte, que par rapport à la peur qu’il y avait, en fait, le ressenti de la blessure, finalement, ne fait pas si mal.

Il faut se rappeler que tout ça est hypothétique. Quand j’ai de telles pensées, je les regarde simplement passer.

Oui, bien sûr. Je ne veux pas non plus rajouter de la souffrance inutile en me fixant là-dessus.

C’est ça. Sinon, ça pourrait vite créer de la souffrance inutile en amenant de l’émotion.

Il y a aussi une capacité du cerveau à se déconnecter quand la souffrance devient trop intense.

Quand j’ai fait de la méditation Vipassana, la première fois, il y avait une douleur intense pour des périodes assez longues d’assise. Et j’ai juste observé ces douleurs le plus précisément possible. Et c’est devenu complètement impersonnel et alors, ça a perdu son pouvoir sur moi. Et depuis, j’ai beaucoup moins peur de la douleur physique.

Accueillir la souffrance nécessaire, conscience corporelle et impersonnel. Probablement, tu as fait tout ça en même temps.

Qu’elle était la question originale ?

Comment traiter la douleur physique ?

J’utilise ibuprophène. (rires). Et crier à l’aide aussi.

Il y a tellement de scenarios possibles. Moi non plus, je ne sais pas comment je réagirais dans de telles situations.

Oui. En fait, je l’exprimais juste parce que j’ai l’impression que la peur de la douleur physique pourrait m’amener dans l’imaginaire et me faire perdre la conscience corporelle. Il y a comme des mécanismes, des automatismes qui font qu’alors, je peux faire des choix de « fuir » une situation si je ressens le risque de souffrance physique.

Oui, il faut arrêter ces pensées immédiatement et ramener l’attention sur le corps et rester dans la conscience corporelle.