Note au lecteur : le bleu italique correspond à l'instructeur ; en noir, les autres intervenants.

Le vrai et le faux détachement

J’ai une question sur le détachement : si je décide de ne pas du tout « faire attention » aux événements extérieurs, j’ai tendance à entrer dans un espace de détachement, où les perceptions ne sont pas jugées, et je me sens « à la maison » avec moi-même. Bien que je le ressente intuitivement comme juste, j’ai encore une hésitation et je sens une ambiguïté : c’est comme si je me coupais moi-même du monde, une sensation de retrait. Ne suis-je pas supposé sentir que je fais partie du monde, engagé et y participant ? Ou peut-être est-ce l’identité qui a besoin de se sentir engagée et impliquée émotionnellement dans les événements extérieurs dans le sens de « être quelqu’un » ? Devrais-je essayer de rester plus dans ce genre de détachement quand il survient ? Et quelle est la sensation de vous-même par rapport au « monde » que vous percevez, êtes-vous « en dedans » ou « en dehors » du monde ? Comment le formuleriez-vous ?

Je commencerai par une métaphore : imagine un accro de chocolat qui veut arrêter le chocolat parce qu’il le fait souffrir (douleur au foie ou toute autre raison). Maintenant, imagine qu’il s’interdit de sortir de la maison pour être sûr ne pas pouvoir acheter du chocolat. En un sens, il se sent mieux parce qu’il ne sent plus la vieille douleur. En même temps, il sent le manque de chocolat, au moins pour quelques temps. Donc nous pouvons dire qu’il ne mange plus de chocolat mais non vraiment qu’il en est libéré, parce que le désir peut toujours être là et de plus, il a perdu la liberté de sortir de sa maison. Ce que j’essaye de faire comprendre ici, est la différence entre « sans quelque chose » et « libre de quelque chose ».

Quand tu écris : « si je décide de ne pas du tout « faire attention » aux événements extérieurs, j’ai tendance à entrer dans un espace de détachement, où je n’ai pas de jugement sur mes perceptions et je me sens « à la maison » avec moi, je sens le soulagement lié à l’absence d’attachement émotionnel en évitant toutes les émotions. Tandis que pour moi, la liberté et le détachement, c’est d’être capable de vivre l’émotion entièrement et la laisser passer, sans contraction d’ego, ne laissant aucune trace.

Si je te comprends bien, ton comportement « de ne pas se soucier » peut être un outil pour explorer quel effet ça fait d’être sans engagement émotionnel, mais je ne pense pas que ce soit la fin de la route. Je suppose que c’est pour cela que tu sens l’ambivalence.

Tu as écrit : « Et comment est votre sentiment de comment vous percevez le monde, êtes-vous « dedans » ou « extérieur » ? Comment le formuleriez-vous ? » Quand je suis dans mon ego, je m’y sens parfois « dedans » quand je fais partie du jeu, et parfois « à l’extérieur » quand je me bats contre, mais quand je me sens non-séparé, je dirais juste « je suis cela ». J’espère que cela t’aidera à clarifier ton questionnement.

Quand je suis détachée, je suis entièrement dans le monde, il ne s’agit pas de la question de décider de « ne pas se soucier » des événements extérieurs. C’est une question de reculer d’un pas. Regarder le film se dérouler, et moi y participant. « Etre dans le monde sans être du monde », pour moi c’est la définition exacte du détachement telle que je la ressens.

Le vrai détachement ne concerne pas l’indifférence ou le fait de ne pas se soucier, il est plutôt basé sur la soumission/l’abandon à l’« essentiel ». Tu peux appeler cet « essentiel » de plusieurs noms, dieu, amour, essence, l’absolu etc. Quand on s’abandonne à l’« essentiel », alors on est détaché de l’ego, du moi, de l’identité et de tous les pièges qui les accompagnent. « Ne pas se soucier » agit comme une barrière à une participation active et à l’acceptation de tout ce que le monde offre (bon ou mauvais). A mon avis, c’est pourquoi tu ressens de l’ambiguïté, tu te sens coupé et en retrait. Tu peux être partie prenante du monde, en y participant activement et en étant engagé tant que tu t’es abandonné à l’essentiel et pas à l’« ego ». Quand je me rappelle activement, quand je suis, et que je vis en m’étant abandonné à l’« essentiel » je vis « dans le monde » sans être coupé de lui.

Je perçois le vrai détachement comme quelque chose qui se rapprocherait de l’attention défocalisée, une façon de se mettre à distance des événements sans jugement mais en restant dans la conscience de ce qui se passe : je suis là et ça se passe et j’observe le « ça se passe » ; c’est encore pour moi une décision que je dois prendre assez souvent quand par exemple je passe d’une activité à une autre presque sans le souvenir de ce que j’ai fait quelques minutes avant (activités courtes au travail), après, je ne choisis pas d’ être touchée ou non, l’émotion vit ce qu’elle a à vivre. Je me rappelle il y a quelques mois m’être sentie devenir indifférente, froide, figée et ça m’avait effrayée ; maintenant l’apprentissage de cette distance, ce regard global font que je me sens dans le monde, proche et en lien avec tout ce qui le fait et de façon parfois charnelle.

Je me bats avec le fait de me réveiller de ceci également. Mon expérience est un « ne pas être concerné » à l’intérieur que l’ego aime nommer détachement. Ce que je trouve derrière n’est en fait pas un évitement du monde mais un évitement de « ma » souffrance nécessaire qui me coupe du monde. Quand je lis tes mots sur l’ambiguïté et le retrait, je ressens qu’il y a une non-acceptation de la souffrance nécessaire. Pour moi, une façon de dire si je suis « détaché » de l’ego versus « détaché » du monde est de vérifier si j’accepte totalement toute la souffrance nécessaire en ce moment. Si non, alors quelque part à l’intérieur, il y a quelque chose qui est là en arrière-plan, et en fait je suis en train d’éviter le monde pour éviter la souffrance nécessaire au lieu d’être « détaché » de l’ego. Une autre chose que j’ai notée quand je suis cool/pas concerné, c’est que je ressens mon cœur comme étant fermé. Cela revient encore à la souffrance nécessaire. Je ne veux pas ressentir la souffrance nécessaire du moment alors je suis fermé.

La réflexion sur le détachement que tu as engagée, m’a conduit à écrire le suivant :
Le détachement, c’est accepter/réaliser « viscéralement » (physiquement) que tout a une fin, que rien ne demeure inchangé, que rien n’est permanent. Cela ne signifie pas de s’extraire de la réalité, mais d’accepter que toute action dans laquelle on s’engage, peut ne pas donner le résultat attendu. Et d’accueillir ensuite ce que cela fait monter en nous. Absence d’attente de résultat. Mais qui n’implique pas absence d’action. Agir pleinement en suivant son élan intérieur. Participer à la vie en étant l’instrument de la vie. Le détachement c’est l’effacement de moi, l’oubli de soi au profit du mouvement de la vie. Peu importe la trace que l’on laisse, le résultat ou l’absence de résultat. Le détachement c’est lorsque tout est là, sauf moi. C’est une danse gratuite, donc joyeuse.

Voilà, je ne sais pas si cela t’aidera ni même si je me fourvoie. En effet je ne vis pas le détachement, mais je n’ai pas, non plus, l’impression d’exprimer là un constat simplement mental, mais plutôt un ressenti intuitif qui appelle à être vécu.

En lisant ça, dont je me sens proche, je t’ai vu comme le pêcheur de cette histoire que je résume : Un pêcheur habitait sur une petite île. Un homme d’église entend parler de lui et décide d’aller le voir pour l’aider dans sa spiritualité. Il vient en barque et lui apprend à prier et tout ça. Il repart dans sa barque et tout d’un coup voit le pêcheur courir vers lui en marchant sur l’eau, « je ne me souviens déjà plus de la prière du matin ! » L’homme d’église le regarde complètement médusé et finit par répondre « c’est bon, pas besoin que tu t’en souviennes, continue comme tu as toujours fait… »

Donc en gros tu expliques que tu ne vis pas le détachement mais que tu parles de ce que tu ressens à ce propos sans le vivre ? J’aimerais comprendre : tu peux ressentir quelque chose que tu ne vis pas ? Ou bien est-ce que tu voulais dire que parfois tu ne vis pas le détachement mais quand tu le vis c’est comme tu le décris ? 😉

En ce qui me concerne je retrouve beaucoup de choses dans ton texte. Je rajouterai que pour moi le vrai détachement va avec le lâcher prise émotionnel et affectif, c’est-à-dire de laisser l’émotion me traverser et de ne pas la « reconstruire » une fois qu’elle est passée. En général l’émotion elle-même est courte. La reconstruire par la suite et se complaire dedans est une technique d’évitement de la souffrance utile. Une émotion peut durer quelques instants, par exemple quand je regarde ma femme je peux avoir une forte émotion, un élan soudain qui me traverse. Puis je passe à un autre contexte quelques instants plus tard, je ne la vois plus, et elle disparaît de « moi ».

Le détachement va avec le lâcher prise émotionnel et affectif, c’est à dire de laisser l’émotion me traverser et de ne pas la « reconstruire » une fois qu’elle est passée. 

Je suis d’accord à 200% ! J’ai été très mauvais à ce jeu-là, à vouloir pérenniser certains vécus. Notre instructeur me l’a rappelé : laisser venir ce qui vient sans chercher à « intégrer » cette expérience dans mon quotidien. C’est spontanément là ou pas. Ne pas chercher à « reconstruire » ça, comme tu le dis.

Comment tu sais quand tu es dans le non-détachement ?

Ta question m’a pris à contre-pied ! En effet, je sais davantage quand je me trouve dans le détachement que l’inverse. Je dirais presque que je constate ou réalise le non-détachement une fois que je me retrouve dans un espace de détachement ou sur la voie de l’être davantage. Ça m’est compliqué de répondre. Je pense reconnaître les signes accompagnant ou bien favorisant le non-détachement : dialogue intérieur en boucle ou en roue libre, perte de la sensation globale du corps ainsi que de la sensation de l’espace qui l’habite, incapacité à percevoir les tensions qui se créent, les crispations, le raccourcissement de la respiration. Accélération ou raccourcissement exaspérant de la perception du temps qui passe. Exclusion d’une grande partie des informations perceptuelles au profit d’une focalisation mentale. Perte de la prise de conscience des sensations, émotions et sentiments spontanés au profit de sensations, émotions et sentiments construits ou alimentés par le mental. Et aussi le fait que dans le détachement, les événements intérieurs nous traversent, tandis que dans le non-détachement ces mêmes événements s’accrochent et nous écorchent. Concrètement j’arrive à constater à l’instant où je la vis, la détente existentielle qui peut se mettre en place à certaines occasions. Tandis que je ne reconnais qu’à posteriori la tension physique et mentale que génère (et dont se nourrit) le non-détachement.

Désormais, vigilance donc pour reconnaître, avant qu’il soit trop tard, une tension physique/mentale qui est en train de se cristalliser. Quand tu es dans le détachement, sois particulièrement vigilant pour y rester. Détecter le moindre signe de tension et l’arrêter/le dénoncer tout-de-suite.